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    L'Actu vue par Remaides : Chroniques du VIH à San Francisco : résister encore, témoigner toujours 2/2

    • Actualité
    • 06.08.2025

    SF

    Image : Anthony Leprince pour Studio Capuche

     

    Par Fred Lebreton

    Chroniques du VIH à San Francisco : résister encore, témoigner toujours 2/2

    En mars dernier, à l’occasion de la Croi, la conférence américaine sur le VIH, notre reporter Fred Lebreton s’est rendu à San Francisco, ville emblématique de la lutte contre le VIH. Il y a rencontré des personnalités qui ont façonné la lutte dans cette ville — activistes, médecins, historien, journaliste —, et observé les contrastes d’une ville à la fois progressiste et profondément fracturée. Entre mémoire, engagement et colère sourde, il a recueilli les échos d’une résistance toujours debout face aux assauts de l’Amérique de Trump. Deuxième partie.

    Lire la première partie du reportage.

    « Tout ce qui a été gagné ces dix dernières années risque d’être anéanti en quelques mois »
    Lundi 10 mars 2025. « La recherche, c’est la résistance. La science, c’est la survie. Nous ne partirons pas ! » En cette fin de journée, juste à la sortie du centre de conférence de la Croi environ 300 scientifiques se sont retrouvés-es au rassemblement « Save Our Sciences : Rally for HIV Research » (« Sauvons notre science : rassemblement pour la recherche sur le VIH ») pour dénoncer les coupes budgétaires menaçant la recherche sur le VIH. Présent au rassemblement, Bruno Spire, directeur de recherche à l’Inserm et administrateur de AIDES, souligne le caractère inédit de cette mobilisation : « C'est la première fois que je vois cela à la Croi. Habituellement, cette conférence reste cloisonnée dans la science pure, loin de l’activisme. Aujourd’hui, les scientifiques eux-mêmes se mobilisent, car ils ont compris que tout est politique. » L’ancien président de AIDES rappelle que lors du premier mandat de Donald Trump, des alertes avaient déjà été lancées, mais cette manifestation au sein de la conférence marque un tournant.
    Inquiet des conséquences de ces restrictions, Bruno Spire avertit : « Tout ce qui a été gagné ces dix dernières années risque d’être anéanti en quelques mois. L’incidence du VIH pourrait tripler d’ici 2030 si rien n’est fait. » Et le chercheur de dénoncer l’idéologie réactionnaire qui sous-tend ces coupes : « Ils ont commencé par s’attaquer aux personnes trans. Demain, ce sera au tour des gays, puis des femmes. Et ensuite, de toutes les minorités. C’est un engrenage dangereux. »

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    David Michels ( directeur Innovations Programmes à AIDES), Fabrice Pouradier (médecin urgentiste), Luis Sagaon-Teyssier (chercheur) et Bruno Spire (chercheur et administrateur de AIDES) lors de la manifestation « Save Our Sciences : Rally for HIV Research » (« Sauvons notre science : rassemblement pour la recherche sur le VIH ») organisée en marge de la Croi 2025.
    Photo : Fred Lebreton

    Trente ans au front : une journaliste face à l’épidémie de VIH
    Mardi 11 mars 2025. Je suis dans un tunnel Croi depuis trois jours avec des journées marathon pour couvrir la plus grande conférence scientifique américaine sur le VIH. Depuis plusieurs jours, je cours après la journaliste Liz Highleyman. Je veux absolument recueillir le regard de cette figure incontournable de l’information sur le VIH aux États-Unis (voir encart page XX). Elle habite San Francisco et couvre les conférences VIH depuis plus de trente ans. C’est finalement à la sortie d’un point presse qu’elle me fait signe : « Ça y est, on peut y aller. » D’abord un peu réservée, comme si passer de l’autre côté du micro bousculait ses repères, Liz se prête rapidement au jeu de l’interview. Elle me raconte ses débuts dans la presse communautaire, au Bay Area Reporter (BAR), « le plus ancien média LGBT+ des États-Unis, fondé à San Francisco en 1971 ». Le journal a joué un rôle crucial dès les premières années de l’épidémie. « Il couvrait le VIH bien avant même qu’on sache ce que c’était. C’était une voix essentielle pour la communauté, un média de référence où les gens venaient chercher les dernières avancées scientifiques, les débats sur les politiques publiques, les questions juridiques et l’activisme. » Liz se souvient de la Conférence internationale sur le sida de Vancouver, en 1996, quand la trithérapie a été annoncée : « J’y étais. J’ai proposé un article au rédacteur en chef du BAR. Depuis, je n’ai jamais arrêté d’écrire pour eux. » Grâce à sa diffusion en ligne, le journal est aujourd’hui consulté bien au-delà de la baie de San Francisco.

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    Liz Highleyman en mars 2025 lors de la Croi à San Francisco.

    Photo : Fred Lebreton

     

    Rendre le VIH compréhensible pour toutes et tous
    Au fil de notre conversation, Liz évoque un aspect central de son travail : comment traduire la complexité scientifique sans trahir le fond. Elle a collaboré avec une multitude de publications, allant de revues médicales pointues à des journaux communautaires. Et pour elle, ce grand écart entre rigueur et accessibilité n’a rien d’insurmontable. « Certaines publications s’adressent à la communauté, et dans ce cas, j’essaie de maintenir un niveau de lecture accessible, en vulgarisant les concepts les plus complexes. D’autres sont destinées aux professionnels de santé, ce qui me permet d’entrer davantage dans les détails. » Mais pour Liz, la frontière n’est pas si étanche : tout, ou presque, peut être expliqué clairement. « Je pense que la plupart des notions, voire toutes, peuvent être rendues compréhensibles si l’on prend le temps de les expliquer, de les reformuler, de les répéter. » Elle reconnaît que certains domaines — la recherche sur la guérison, les vaccins — restent plus techniques, mais elle s’attache à les rendre plus intuitifs.  « Avec le temps, j’ai acquis une meilleure intuition pour identifier ce qui sera facilement compris, et comment le formuler de manière claire. »

    San Francisco reste confrontée à des défis majeurs
    La journaliste explique que San Francisco a été une ville pionnière de la réponse au VIH. « La ville a toujours été à l’avant-garde. Elle a été la première à ouvrir un service hospitalier dédié, la première à recommander un traitement antirétroviral universel, et aussi pionnière dans l’implémentation à grande échelle de la Prep, puis plus récemment de la DoxyPep ». À ses yeux, la ville fonctionne comme un véritable laboratoire : « Une preuve de concept. Si une initiative fonctionne ici, elle peut ensuite être répliquée ailleurs. » Cette capacité d’expérimentation, elle la relie à l’activisme, omniprésent dans le tissu local. « La communauté gay de San Francisco est puissante, organisée, et présente à tous les niveaux du pouvoir local. Cette visibilité politique, on la doit aussi à des figures comme Harvey Milk. » Elle cite Act Up San Francisco, Act Up Golden Gate et Project Inform comme groupes pionniers. « Au départ, les deux branches d’Act Up travaillaient ensemble. Puis elles ont divergé : l’une s’est orientée vers la justice sociale et l’accès équitable aux soins, l’autre vers la recherche. »
    Mais tout n’a pas été linéaire. Liz raconte aussi les dérives. « Malheureusement, Act Up San Francisco a fini par imploser. Certains membres ont commencé à nier le lien entre le VIH et le sida, et à promouvoir des traitements alternatifs douteux. ». Malgré les avancées scientifiques et une communauté très proactive — « Les hommes gays ici ont très vite adopté les stratégies comme U = U, la Prep, la DoxyPep » — des poches de vulnérabilité persistent. « Les nouveaux diagnostics concernent aujourd’hui des populations dites "difficiles à atteindre" : personnes sans domicile, usagers de drogues, personnes en situation de santé mentale précaire », explique la journaliste. Liz rappelle que San Francisco, malgré ses ressources, reste confrontée à des défis majeurs : « C’est une ville riche, mais aussi marquée par une crise du logement et une précarité extrême dans certains quartiers. » Si la recherche a toujours été un moteur — « Beaucoup de jeunes chercheurs-ses, dans les années 80, ont appris en même temps que les malades et les activistes » —, la bataille, elle, continue. Avec lucidité, la journaliste conclut : « San Francisco reste un modèle, mais c’est aussi un rappel : aucune victoire n’est acquise. Il faut continuer à se battre, à innover, à écouter. »

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    Liz Highleyman en mars 2025 lors de la Croi à San Francisco.

    Photo : Fred Lebreton

     

    Sous Trump, la lutte contre le VIH entre en résistance
    Mercredi 12 mars 2025. En ce dernier jour de la Croi, l’ambiance est pesante au Moscone Convention Center. Depuis une semaine, j’ai échangé avec plusieurs activistes américains, et pour beaucoup d’entre eux et elles, l’heure n’est plus à l’indignation mais à la mobilisation. Il faut organiser une riposte, une vraie résistance de la société civile. Plusieurs d’entre eux et elles établissent un parallèle glaçant entre l’Amérique de 2025 et l’Allemagne de 1933. Cleve Jones ne mâche pas ses mots : il qualifie Donald Trump de « véritable fasciste » (lire son interview). Lors de la séance plénière d’ouverture, la professeure Adeeba Kamarulzaman, de l’Université Monash Malaysia, était au bord des larmes. Du jamais vu dans ce type de conférence. On perçoit un timide frémissement de réveil dans la société civile américaine, mais ce qui domine pour l’instant, c’est la sidération. Une Amérique fracturée, désemparée. Chaque jour, sur l’écran télé de ma chambre d’hôtel, je regarde les visages dépités des journalistes de MSNBC – la seule chaîne d’info véritablement démocrate. Leurs regards incrédules disent tout. Trump, Musk, et leurs annonces coup de poing tombent comme des rafales. Aujourd’hui : le démantèlement de l’éducation nationale, avec la suppression de milliers de postes d’enseignants-es. S’attaquer à l’enseignement, à la recherche, à la science : ce sont les armes de l’obscurantisme. Et du fascisme.

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    Pierre gravée : « En mémoire affectueuse de Timothy Ray Brown, première personne guérie du VIH

    Photo : Fred Lebreton

     

    Un jardin contre l’oubli : se souvenir pour mieux se relever
    Avant de reprendre l’avion pour Paris, je fais un dernier détour. Comme une évidence. Je traverse l’immense Golden Gate Park pour rejoindre un lieu hors du temps : le National AIDS Memorial Grove. Un lieu de mémoire, niché dans un écrin de nature, dédié à toutes celles et ceux que le sida a emportés. Créé en 1991, reconnu comme mémorial national en 1996, ce jardin invite au silence, au souvenir, à la paix. Je m’avance dans les allées boisées. Le temps semble suspendu. Les arbres filtrent la lumière comme un voile protecteur sur les mémoires. Au centre, le « Circle of Friends » : un cercle de pierres gravées de prénoms, d’histoires, d’absences. Sur une pierre on peut lire : « En mémoire affectueuse de Timothy Ray Brown, première personne guérie du VIH ». Sur une autre : « À la mémoire de toutes les Sœurs de la perpétuelle indulgence ». Ici, pas de marbre, pas de statues. Seulement un souffle, un frémissement discret dans les feuilles, comme autant de voix qui continuent de murmurer. C’est un lieu sans pathos, mais plein de tendresse. Alors je reste encore un instant, au cœur du Grove, à écouter le silence. À me remémorer toutes ces rencontres incroyables depuis une semaine. Et je repense à ce que Cleve Jones m’a dit il y a quelques jours. Un fil de lumière dans l’obscurantisme de l’Amérique de Trump : « Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de se retrouver face à face, les yeux dans les yeux. De cette rencontre naîtra une organisation plus forte, plus saine. Nous ne serons plus seuls dans l’ombre avec nos écrans ». Merci Cleve, Monica, Gérard, Liz et les autres de continuer le combat.

    « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter » (citation du philosophe américano-hispanique George Santayana issue de son ouvrage The Life of Reason, publié en 1905 et reprise dans le tome 3 des Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin paru en 1982)

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    Le National AIDS Memorial Grove au Golden Gate Park de San Francisco

    Photo : Fred Lebreton

    VIH à San Francisco : une baisse historique masquée par des disparités croissantes

    Depuis 2014, la ville de San Francisco a réduit de 59 % le nombre de nouveaux diagnostics VIH, passant d’environ 350 cas annuels à seulement 145 en 2024. Cette baisse remarquable s'explique par une politique volontariste d'accès au dépistage, à la Prep et au traitement dès le diagnostic (test and treat). Les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) restent majoritaires, mais les nouvelles infections chez les femmes cisgenres ont quasiment doublé (de 13 à 25), en particulier chez les femmes noires. Les personnes latino-américaines représentent 32 % des nouveaux cas, les personnes noires 28 %, les personnes blanches 26 %. Fin 2024, 15 395 personnes vivaient avec le VIH à San Francisco. Près des trois quarts avaient plus de 50 ans, témoignant du vieillissement de la population vivant avec le virus dans cette ville.
    Sources : San Francisco Department of Public Health, Bay Area Reporter, rapport préliminaire 2024 (publié en 2025).

    Qui est Liz Highleyman?

    Liz Highleyman est une journaliste américaine basée à San Francisco, spécialisée dans le VIH, les hépatites virales et la santé publique. Diplômée de la Harvard School of Public Health, elle a débuté son engagement à la fin des années 1980 au sein d’Act Up Boston, un collectif militant pour les droits des personnes vivant avec le VIH. À partir de 1996, la journaliste commence à couvrir l’actualité scientifique autour du VIH pour le Bay Area Reporter (BAR). Liz Highleyman a collaboré avec de nombreuses publications spécialisées, dont POZ, Aidsmap, Positively Aware, HCV Advocate , The Well Project et Bulletin of Experimental Treatments for AIDS (BETA), publié par la San Francisco AIDS Foundation.
    Pour lire l’interview intégrale de Liz Highleyman