L’Actu vue par Remaides : « Sophie-Elena : "Témoigner me permet de donner un sens à tout ce que j’ai vécu" »
- Actualité
- 17.11.2025

Photo : Sophie-Elena photographiée à Paris en mars 2025 par Nina Zaghian.
Par Fred Lebreton
Sophie-Elena : "Témoigner me permet
de donner un sens à tout ce que j'ai vécu"
Je rencontre Sophie-Elena à Bruxelles (Belgique) à l’occasion d’un évènement autour du 1er décembre 2024. Avant de partir, elle me tend sa carte où figure un mot intrigant : « témoignante HIV » : « J’aimerais beaucoup témoigner dans Remaides », me confie-t-elle. Quelques semaines plus tard, de retour en Suisse où elle habite, son message tombe : « Je serai de passage à Paris en mars si vous voulez recueillir mon témoignage. » Rendez-vous est pris. Pour cette jeune femme de 35 ans, le VIH n’a jamais été un secret : il a toujours fait partie de sa vie. Aujourd’hui, prendre la parole n’est pas seulement une évidence, c’est une nécessité. Rencontre avec une femme déterminée.
Remaides : Dans quelles circonstances avez-vous découvert votre séropositivité ?
Sophie-Elena : Mon histoire est assez particulière. Pour répondre à cette question, il faut d'abord que je vous explique comment j’ai été infectée. J’ai contracté le VIH bébé, dans un hôpital roumain, via une seringue souillée. À l’époque, sous la dictature de Ceaușescu [président de la République socialiste de Roumanie de 1974 à 1989, ndlr], les hôpitaux manquaient cruellement de matériel. Les infirmières utilisaient les mêmes seringues pour vacciner tous les petits patients d’un étage, et c’est ainsi que j’ai été contaminée entre 1989 et 1990. J’ai été adoptée en 1990 par une famille suisse. Mes parents adoptifs ont découvert ma séropositivité dans des circonstances particulières. Ma mère adoptive est infirmière. Elle avait conscience que le VIH faisait des ravages et s’est dit que la situation en Roumanie devait être dramatique. Elle a demandé à un médecin de famille qu’elle connaissait du matériel stérile et l’autorisation de prélever un peu de mon sang sur place. Mon père adoptif, qui était venu me chercher en premier, a donc rapporté un échantillon en Suisse, où il a été analysé en laboratoire.
Obtenir un diagnostic n’a pas été simple, notamment à cause des assurances suisses, qui ne prenaient en charge les traitements que pour des contaminations congénitales. Pour que mes soins soient remboursés, mon dossier a donc été enregistré sous cette catégorie, alors que ce n’était pas le cas. Finalement, mes parents ont reçu confirmation de ma séropositivité par le médecin cantonal et le médecin de famille. Cela ne changeait rien pour eux. À cette époque, il n’y avait pas de traitement et personne ne savait combien de temps je survivrais. Ils ont simplement voulu m’offrir une « fin de vie » digne, plutôt que de me laisser dans un orphelinat où je n’aurais eu aucune chance. Mon adoption a également une particularité : elle a été l’une des dernières à se faire en présence des parents biologiques. À l’époque, lorsque les parents étaient encore dans le tableau, ils signaient l’acte d’abandon devant les adoptants, qui signaient à leur tour l’acte d’adoption au tribunal, souvent un simple bureau administratif. Ma mère adoptive a donc eu l’opportunité d’échanger avec ma mère biologique, au moyen d’un dictionnaire. Elle lui a demandé pourquoi elle me laissait, si elle n’avait vraiment pas d’autre choix. Elle a essayé de comprendre sa démarche. Finalement, je pense que c’est une chance pour moi d’avoir été adoptée, car si j’étais restée en Roumanie, je serais morte. Je n’aurais pas eu accès aux médicaments ni aux soins nécessaires.
Remaides : À quel âge vos parents vous ont-ils parlé de votre séropositivité ?
Je l’ai toujours su. Mes parents ne m’ont jamais rien caché. On en parlait avec des mots adaptés à mon âge, en utilisant des images comme des « petits virus » et des « petits soldats » pour expliquer le VIH. Dès mes quatre ans, j’ai commencé à recevoir des injections mensuelles d’immunoglobulines pour renforcer mon immunité, ainsi qu’un traitement quotidien de Bactrim, un antibiotique destiné à prévenir les maladies opportunistes. Dès la sortie de l’AZT, j’ai pu en bénéficier, mais je ne l’ai pas bien supporté. Ensuite, j’ai essayé d’autres médicaments, au fur et à mesure de leur développement. Comme j’étais l’un des rares enfants à avoir survécu, on testait ces traitements sur moi et d’autres enfants dans la même situation. Les médicaments pédiatriques étaient souvent sous forme de sirops. Par exemple, le Videx, qui devait être pris à jeun et conservé au frigo, ou le 3TC, qui piquait en bouche. Mais le pire, c’était le Norvir en sirop : il était extrêmement amer. Pourtant, c’est ce qui m’a sauvé la vie. J’ai eu une prise de conscience brutale de ce que signifiait être séropositive à l’âge de 7 ans, quand j’ai développé un zona associé à un herpès buccal. J’ai manqué un mois d’école à cause de ça. Ce jour-là, j’ai compris que vivre avec le VIH, ce n’était pas juste « avoir un petit virus en soi ». Cela avait de vraies conséquences.
Remaides : Cela signifie-t-il qu'à un moment donné, vos CD4 étaient si bas que vous avez été proche du stade sida ?
Oui, j'avais seulement 50 CD4 et j’ai frôlé la mort. Heureusement. J’ai eu la chance de pouvoir rester à domicile grâce à ma mère, qui s’est occupée de moi. Mais mon état était très critique : ma glycémie était extrêmement élevée, j’avais de fortes fièvres, des vomissements, des diarrhées… Bref, j’ai traversé une période extrêmement difficile. Et comme si cela ne suffisait pas, je devais aussi gérer le fait de ne pas en parler à l’extérieur de la maison.
Remaides : Comment se construit-on dans l’enfance et l’adolescence avec le VIH ? Vos camarades de classe étaient-ils informés ?
Non, ils ne le savaient pas. C’est au collège que tout a basculé. J’en avais parlé à ma meilleure amie, mais après une dispute entre nous, elle l’a révélé à une autre élève, connue pour être une vraie pipelette… Très vite, toute l’école était au courant. Ce fut une expérience extrêmement violente, d’autant plus que je faisais déjà face à d’autres difficultés liées à mon histoire sanitaire en Roumanie : retard de développement, troubles de l’attention… Face à cette situation, mes parents ont pris la décision de me retirer de l’établissement pour me placer dans une école spécialisée. Là, seuls les professeurs étaient informés, ce qui m’a permis de souffler un peu. Mais d’autres problèmes sont apparus… J’ai commencé à mal prendre mes traitements en découvrant leurs effets indésirables. À l’époque, je prenais du Zerit, de l’Abacavir [nom commercial Ziagen, ndlr] et du Sustiva. Ces médicaments entraînaient une lipodystrophie sévère : mon visage s’était creusé, ma poitrine et mon ventre avaient gonflé de manière disproportionnée. J’avais seulement 12 ou 13 ans, et déjà, les hommes dans la rue me regardaient comme un objet, alors que ma connaissance de la sexualité était encore très limitée…
Remaides : Quelles ont été les conséquences de ces arrêts de traitement VIH ?
Les effets ne sont pas apparus immédiatement. Contrairement à l’insuline, par exemple, dont l’absence peut provoquer une hospitalisation en quelques heures, les antirétroviraux ont un impact sur le long terme. Il a fallu environ quatre à cinq mois avant que mes médecins ne remarquent une incohérence : ma courbe de CD4 ne correspondait pas à une bonne observance du traitement, et les analyses révélaient un taux de médicaments dans le sang bien trop bas. En réalité, je cachais mes comprimés. Je les glissais dans un sac plastique que je dissimulais au fond de mon armoire, enveloppé dans des chaussettes, pour éviter que ma mère ne les découvre. Un jour, elle a fouillé ma chambre, alertée par les doutes du médecin, et elle est tombée sur ce sac. Il contenait des médicaments pour une valeur de plusieurs milliers de francs suisses. Elle m’a alors confrontée, et j’ai fini par lui avouer : « Maman, c’est compliqué, ces médicaments me rendent moche. » Elle m’a aussitôt emmenée voir une chirurgienne qui aurait pu me proposer une réduction mammaire. Mais la spécialiste m’a expliqué : « Votre peau est de bonne qualité, très élastique… mais vous n’avez que 13 ans. Il faudra attendre d’avoir 20 ans pour envisager une opération. » Quand je suis sortie de son cabinet, j’étais encore plus déprimée. J’ai continué à mal prendre mon traitement. Après tout, les effets indésirables étaient immédiats, mais les conséquences graves me paraissaient lointaines. Et à l’adolescence, on n’anticipe pas toujours. Le cerveau n’est pas encore assez mature pour mesurer ce genre de risques. J’ai donc passé toute mon adolescence à prendre mes traitements de manière irrégulière, malgré les efforts de plusieurs médecins qui s’arrachaient les cheveux face à mon refus d’être observante.
Remaides : Vous a-t-on proposé un accompagnement à l'observance, un suivi psychologique ?
Oui, mais bien plus tard. Avant cela, j’ai eu une docteure qui m’a appelée et m’a dit sans détour : « Écoutez, vos médicaments, vous les prenez tellement mal que ça ne peut plus durer. Si ça continue, ça va vous tuer. Le virus, c’est comme un serial killer : il va vous traquer et finir par vous abattre. » Pour elle, il était hors de question de me laisser continuer ainsi. Elle m’a donc imposé une solution radicale : me rendre chaque jour à la pharmacie pour y prendre mes médicaments sous surveillance. À cette époque, ma mère était atteinte d’un cancer du sein. Elle n’était donc pas toujours en mesure de veiller sur moi, et je pense que cette docteure a décidé de dépasser ses prérogatives pour me protéger. Normalement, un médecin ne peut pas contraindre un patient à se rendre quotidiennement à la pharmacie, mais dans mon cas, c’était la seule solution. Chaque jour, je devais avaler mon traitement sous les yeux d’un pharmacien qui cochait une case pour attester que je l’avais bien pris. Je ne voulais pas mourir. Et en même temps, je me suis dit que cette situation avait assez duré. Il était peut-être temps de réapprendre à prendre mes médicaments. La première fois, il m’a fallu deux heures pour réussir à avaler les comprimés. Je les prenais avec du Coca-Cola, car ils étaient gros, difficiles à avaler et avaient tendance à se dissoudre trop rapidement en bouche. Le soda m’aidait à les faire passer. Au bout d’un moment, le chef de la pharmacie est venu me voir, un peu gêné : « Écoutez, deux heures chaque jour, c’est un peu long et compliqué pour l’équipe… Vous pourriez faire un peu plus vite ? » J’ai répondu que je ferai des efforts. Et petit à petit, j’ai accéléré le processus. C’était un combat quotidien, mais ce suivi strict m’a permis, enfin, de reprendre correctement mon traitement.
Remaides : En 1998, votre mère vous emmène à la conférence mondiale sur le sida organisée à Genève, en Suisse. Que s’est-il passé pour vous à ce moment-là ?
Pour moi, cette conférence, ce fut une révélation, l’ouverture vers un nouveau monde. J’ai compris que le VIH ne se résumait pas à ma propre histoire, dans ma petite montagne en Suisse. C’était un problème mondial. À cette époque, un enfant séropositif du nom de Nkosi Johnson [enfant sud-africain né séropositif et devenu un symbole mondial de la lutte contre le VIH/sida, ndlr], passait souvent à la télévision. Il avait à peu près mon âge, mais lui allait mourir du sida. Cette prise de conscience m’a bouleversée. Et puis, à Genève, je voyais tous ces professionnels de santé, ces représentants de laboratoires pharmaceutiques, tous ces experts parler d’un sujet qui me semblait, jusque-là, uniquement personnel. Comme je ne connaissais personne d’autre vivant avec le VIH, je pensais être la seule au monde dans ce cas. C’est là que j’ai découvert l’ampleur de l’épidémie : des millions de morts, des pays entiers privés d’un accès universel aux traitements. Bien sûr, certaines subtilités m’échappaient encore à mon âge. Par exemple, j’ai appris plus tard que des militants avaient lancé des tartes à la figure des représentants des industries pharmaceutiques pour protester contre leurs pratiques, notamment leur volonté de tirer au sort les malades qui pourraient bénéficier des traitements. Mais à ce moment-là, dans mon regard d’enfant, je voyais avant tout des adultes qui cherchaient des solutions à mon problème. Ma mère m’a emmenée à cette conférence pour que je ne me sente moins seule et que je réalise que d’autres vivaient la même chose que moi. Mais aussi parce qu’elle m’a toujours élevée dans la connaissance et la transparence. Elle ne m’a jamais caché la vérité sur ma maladie, sur mes traitements, ni sur l’importance de les suivre. C’est d’ailleurs à Genève que j’ai compris, à seulement sept ans, à quoi servait un préservatif. Un énorme préservatif gonflable trônait sur le bus d’Onusida, et cela m’a marqué. Aujourd’hui, en tant que parent, je n’imaginerais pas expliquer ce sujet à mon propre fils du même âge. Je trouve que c’est un peu tôt. Mais moi, je n’ai pas eu cette innocence-là. J’étais déjà sensibilisée aux modes de transmission, à la nécessité de se protéger. Pour moi, c’était limpide, il n’y avait aucun tabou autour de tout ça.
Remaides : Comment construit-on sa vie affective et sexuelle lorsqu’on grandit avec le VIH ?
Je pense qu’il existe, malheureusement, une sorte d’« échelle de valeur » pour les personnes séropositives, qui dépend de la manière dont elles ont contracté le VIH. C’est une réalité qui m’horripile et avec laquelle je ne suis absolument pas d’accord, mais elle existe. À l’époque, lorsque je rencontrais quelqu’un et que je lui expliquais que j’étais née en Roumanie, que j’avais été infectée à l’hôpital par une seringue contaminée alors que j’étais bébé, le regard de cette personne changeait radicalement. Si, en revanche, j’avais dit que j’avais contracté le virus après un rapport non protégé, une capote qui a craqué ou autre, la perception aurait, sans doute, été bien différente. Il y a clairement un jugement implicite qui classe les personnes séropositives selon une sorte de « degré de responsabilité » dans leur contamination. J’ai appris à en jouer, notamment lorsque je témoigne. Cela me permet de toucher des publics qui, autrement, seraient peut-être moins réceptifs aux messages de prévention traditionnels. Parce que j’incarne, malgré moi, ce qu’on pourrait appeler « l’innocence », ce fameux « laisser-passer » qui me permet d’amener le sujet sur la table sans générer immédiatement de rejet. Bien sûr, c’est profondément injuste pour toutes celles et ceux qui ont contracté le VIH autrement. Mais avec mon histoire et mon parcours, j’ai compris que je pouvais utiliser cette perception comme un avantage pour faire passer un message et, en quelque sorte, déconstruire ces préjugés de l’intérieur.

Photo : Sophie-Elena photographiée à Paris en mars 2025 par Nina Zaghian.
Remaides : À quel moment avez-vous découvert le concept I = I (Indétectable = Intransmissible) ? Et qu'est-ce que cela a changé pour vous ?
J’ai entendu parler de I = I en 2008, quand ça venait tout juste de sortir. Un médecin m’a montré une feuille et m’a dit : « Vous voyez, une personne avec une charge virale indétectable qui a des rapports non protégés ne transmet pas le virus. » Mais à l’époque, ça n’avait aucun écho pour moi. Je ne fréquentais personne. Je n’avais pas encore eu de copain, seulement des relations avec des femmes, donc l’information est entrée par une oreille et sortie par l’autre. Quelques années plus tard, quand j’ai rencontré mon premier vrai copain et qu’on a décidé de construire une relation ensemble, là, cela a pris tout son sens. Je l’avais informé de ma séropositivité ; il l’avait bien pris. J’ai alors eu une motivation supplémentaire : bien prendre mon traitement pour avoir une charge virale indétectable et pouvoir, un jour, avoir des rapports sans préservatif. Mais le chemin n’a pas été simple. Il m’a fallu sept ans pour stabiliser mon observance, entre suivi psychiatrique et rechutes. Ce n’est qu’en 2014 que j’ai enfin pu dire : « Ça y est, je gère mes traitements. » J’ai d’ailleurs amené mon copain de l’époque chez mon médecin, qui lui a expliqué le concept I = I. Il a parfaitement compris et accepté, et nous avons alors pu vivre une sexualité sans préservatif. C’était une vraie libération.
Remaides : Le VIH a-t-il été un frein dans votre désir de maternité ?
Pendant longtemps, je ne me suis pas projetée dans la maternité. Avec mes problèmes de santé liés au VIH, j’avais du mal à envisager l’avenir au-delà de dix ans. Je repoussais constamment l’idée de vieillir, et encore plus celle d’avoir un enfant. J’étais dans une logique de survie, d’abord physique, puis psychologique. Mais entre Noël et le nouvel an 2016, l’envie de devenir maman m’est tombée dessus du jour au lendemain. C’était soudain, irrépressible. En janvier, j’en ai parlé avec mon conjoint de l’époque, qui partageait ce désir. Ma charge virale était indétectable. Mon médecin m’a confirmé que tout était en ordre pour concevoir un enfant naturellement. Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie totalement libre dans ma sexualité. Plus de contraception compliquée, plus d’obligation de protection : juste la possibilité de donner la vie, comme n’importe quel couple. Ma grossesse s’est déroulée normalement. J’ai eu un suivi renforcé, avec des prises de sang mensuelles et une surveillance cardiovasculaire en raison de ma tachycardie et des traitements, mais rien de plus que ce qui était nécessaire. Ma charge virale est restée indétectable tout au long de la grossesse. Aujourd’hui, mon fils a sept ans et je mesure à quel point cette décision a changé ma vie.
Remaides : Avez-vous pu pratiquer l’allaitement ?
Lorsque j’ai accouché, la position scientifique en Suisse avait évolué : l’allaitement était désormais possible, mais sous conditions strictes, avec l’accord du médecin. Il n’y avait pas d’obligation de prescrire un traitement préventif au bébé. Cependant, mon accouchement a été particulièrement éprouvant. Il a duré très longtemps, s’est compliqué par une hémorragie sévère, et j’ai dû être placée en coma artificiel pendant trois jours. Après cela, j’ai encore passé trois semaines à la maternité pour récupérer. À l’origine, je voulais vraiment allaiter, mais la fatigue accumulée et les contraintes m’ont vite rattrapée. Il fallait boire deux litres d’eau par jour, manger correctement, respecter des tétées très régulières pour éviter les engorgements… Très vite, j’ai compris que ce serait trop compliqué dans mon état. J’ai malgré tout tenu à offrir deux tétées symboliques à mon bébé, une manière pour moi de dire au virus : « J’ai gagné. » Aujourd’hui, il est en parfaite santé, et c’est tout ce qui compte.
Remaides : Avez-vous parlé de votre séropositivité avec votre fils ? Si oui, est-ce qu’il comprend ce que c’est ?
Je lui en ai parlé dès qu’il a été en âge de comprendre ce qu’est un virus. Il l’a toujours su. Ce n’est pas un secret. En revanche, je ne lui ai pas expliqué tous les modes de transmission. Je lui ai simplement dit que ça pouvait se transmettre par le sang, en évoquant l’exemple des seringues infectées de la Roumanie. Il est au courant, parce que cela fait aussi partie de son histoire. Un jour, il m’a demandé de lui raconter mon histoire. Alors, je lui ai expliqué avec des mots simples. Il a trouvé que mon parcours était beau, mais aussi très triste. Puis, il y a environ un an et demi, il m’a posé une autre question : « Maman, que font les médicaments dans ton corps ? » Je lui ai d’abord répondu simplement : « Ils me permettent d’être en forme pour jouer avec toi. » Mais il a insisté : « Non, mais concrètement, dans le sang, ils font quoi ? » Il voulait de la biologie. Alors, je lui ai montré une petite vidéo sur YouTube qui expliquait comment fonctionnent les antirétroviraux, sans parler des modes de transmission. Il l’a regardée des dizaines de fois. Cela l’a aidé à visualiser et à mieux comprendre ce qui se passe dans mon corps. Après avoir vu la vidéo, je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il m’a répondu : « C’est très intéressant ! Il faut que tu prennes bien tes médicaments et que tu fasses attention. » Je lui ai aussi expliqué que j’allais dans les écoles et les hôpitaux pour parler du VIH, pour sensibiliser les gens et éviter que ceux qui sont séropositifs soient mis de côté. Il sait que je suis ici [en interview à Paris, ndlr] aujourd’hui, et il en est très fier. Il y a quelques semaines, il était avec ma mère et une de ses amies. Et là, fièrement, il a lancé : « Ma maman, elle a le VIH ! » La dame s’est littéralement décomposée. Ma mère, elle, était plus préoccupée par la réaction de son amie que par celle de mon fils. Alors, j’ai repris les choses avec lui. Je lui ai rappelé qu’il ne devait pas en parler à ses copains, mais qu’il pouvait en discuter avec des adultes… à condition qu’ils fassent partie de notre entourage proche, pas avec des inconnus ou des personnes qu’il connaît à peine. Mais finalement, je me dis que ça fait aussi le tri. Une personne qui me rejette à cause du VIH n’a rien à faire dans ma vie. C’est aussi simple que ça.
Remaides : Vous avez vécu pratiquement toute votre vie avec des traitements contre le VIH, notamment certains des années 90 qui étaient toxiques. Quel est votre rapport aux traitements aujourd’hui ?
Je suis sous surveillance constante, comme on dit, « comme le lait sur le feu », car la toxicité des médicaments a un impact sur mes reins. J’ai une insuffisance rénale légère de stade 1, donc tant que rien ne change, je suis suivie de près. Il y a aussi la lipodystrophie, malgré deux opérations des seins, une abdominoplastie et une lipoaspiration. Pourtant, j’ai encore du ventre… Sans parler des antidépresseurs. J’ai développé une dépression, et ces traitements m’ont fait prendre du poids. C’est un cercle sans fin. Aujourd’hui, je suis en paix avec mes traitements. J'ai fait la paix avec mes médicaments le jour où j'ai compris que c'étaient mes alliés et pas mes ennemis.

Photo : Sophie-Elena photographiée à Paris en mars 2025 par Nina Zaghian.
Remaides : Vous témoignez très régulièrement de votre parcours de vie avec le VIH. Pourquoi et pour qui ?
J’ai envie d’en parler parce que le VIH occupe une place importante dans ma vie. Pas parce que je suis « enchaînée » à ma maladie, mais parce que je suis proactive dans sa gestion et dans la recherche de solutions qui profitent au plus grand nombre. Je témoigne pour tout le monde, mais surtout pour celles et ceux qui sont moins sensibles aux messages de prévention classiques. Des personnes qui peuvent être réfractaires à l'idée que l'on puisse avoir des rapports à risque, ou encore qui ont besoin d'entendre le témoignage de quelqu'un dont la contamination ne s'est pas faite par voie sexuelle. Cela permet d’ouvrir des portes et d’obtenir une meilleure compréhension. Témoigner me fait du bien. Cela me permet de me sentir utile, de donner un sens à tout ce que j’ai vécu. Parce qu’on ne peut pas avoir attrapé le VIH bébé, avoir subi des années de traitements, du rejet, des humiliations… pour rien. Il faut en faire quelque chose. Certains font de l’art-thérapie, d’autres de la musique. Moi, je témoigne. En parallèle, j’essaie aussi de développer des solutions pour les patients. Par exemple, j’ai créé un jeu de cartes destiné aux personnes séropositives, mais qui peut aussi s’adresser à tout le monde. L’idée est d’aider les patients à construire leur rituel de traitement. C’est un projet qui me tient à cœur, car il fait écho à ma propre expérience. En ce moment, je me forme en éducation thérapeutique du patient. Mon objectif est d’accompagner les jeunes séropositifs en difficulté, ceux qui rejettent leur traitement ou qui en ont une mauvaise gestion. Je veux les aider en tant que « paire », en tant que personne qui sait ce que c’est. Parce qu’on ne peut pas me dire : « Oui, mais vous, vous ne savez pas ce que c'est d’être malade, de prendre des médicaments. » Si, coco, je sais. J’ai fait les mêmes erreurs. Je les paie aujourd’hui. Mon but, c’est que toi, tu n’aies pas à les payer demain. » C’est ça, mon combat.
Remaides : Comment vous voyez-vous dans dix ans ?
Mariée, ce serait bien ! Mais avec les aides de l’État que je perçois, ce n’est pas possible. Si je me marie, je les perds, car mon conjoint gagne un peu trop par rapport aux barèmes en vigueur. Cela signifierait qu’il devrait subvenir seul aux besoins de trois personnes, et avec le coût de la vie actuelle, ce n’est pas envisageable. Alors, pour l’instant, nous vivons en concubinage. Il m’a fait sa demande en mariage en 2014, et j’attends toujours !
Mais, je ne désespère pas d’avoir, un jour, ma robe et ma journée de mariage. Concernant le VIH, dans dix ans, je pense que, même si des avancées sont faites, nous n’aurons pas trouvé de solution définitive. Il y aura toujours des personnes privées d’accès aux traitements. Certaines personnes développeront des comorbidités comme du cholestérol ou du diabète, et elles auront besoin d’accompagnement. Je suis surtout convaincue que, même si nous parvenons un jour à éradiquer le VIH, la stigmatisation, elle, ne disparaîtra pas. Elle restera ancrée. Nous serons toujours marqués par cette maladie, par ce regard extérieur qui nous fait sentir coupables d’être séropositifs. Et c’est ça, le vrai combat à long terme.