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    Marc Dixneuf, directeur général de AIDES : « Ce que nous redoutons, c’est que les atteintes aux libertés associatives deviennent systématiques »

    • Actualité
    • 09.07.2025

     

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    Marc Dixneuf par Christophe Tiphaigne

    Par Fred Lebreton et Jean-François Laforgerie

    Marc Dixneuf, directeur général de AIDES : "Ce que nous redoutons, c'est que les atteintes aux libertés associatives deviennent systématiques"

    Alors que les libertés associatives sont de plus en plus entravées par des contraintes administratives, fiscales et juridiques, Marc Dixneuf, alerte sur une dérive autoritaire qui menace l’espace démocratique. Le phénomène n’épargne pas la France. Pour le directeur général de AIDES, ce climat répressif s’inscrit dans une trajectoire préoccupante et pourrait s’aggraver en cas d’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en France, comme on l’a vu ailleurs en Europe. Cette question a d’ailleurs fait l’objet d’une session qui a été l’un des temps forts du dernier congrès de AIDES (13 au 15 juin dernier) Entretien.

    Remaides : Depuis quand date la défiance vis-à-vis des associations et que traduit-elle ?
    Marc Dixneuf :
    À l’origine, le contrat d’engagement républicain pour les associations et fondations [voir encart ci-dessous, ndlr], est apparu comme une loi clairement islamophobe tant elle ciblait principalement l’islam et les associations musulmanes. La première lecture que nous en faisions était celle-ci : une réponse au « séparatisme » attribué aux musulmans. Puis, des éléments se sont précisés. Difficile de savoir exactement qui était derrière cette stratégie : les responsables politiques qui portent les projets de loi, ou ceux qui, des années auparavant, ont commencé à diffuser l’idée qu’il faudrait contrôler l’argent étranger, sanctionner les associations, et les forcer à entrer dans le rang des politiques publiques. Ce texte repose en réalité sur trois piliers : le contrôle financier, les sanctions, et la conformité des associations aux orientations de l’État. Ce n’est pas tombé du ciel : ça existait déjà dans les discours. Désormais, c’est écrit noir sur blanc.

    Remaides : Cette défiance s’ancre donc dans un passé plus lointain ?
    Marc Dixneuf :
    Absolument. On l’a vu avec les associations environnementales ou celles qui s’opposent à la chasse à courre. Pareil pour celles qui ont contesté les projets de bassines [de vastes réservoirs d’eau destinés à l’agriculture, ndlr] dans les Deux-Sèvres, ou, plus récemment, les mobilisations contre l’autoroute dans le Sud-Ouest [L’A69 entre Toulouse et Castres, qui fait l’objet de procédures depuis des années, ndlr]. À chaque fois, des élus locaux s’indignent : « De quoi se mêlent ces associations ? » Quand ces dernières participent à des enquêtes d’utilité publique, c’est souvent dans un cadre où le verdict est connu d’avance : il faut conclure à l’utilité publique, sans faire de vagues. Si on remonte plus loin, il y a des précédents marquants : le plateau du Larzac [1971, puis surtout 2003, ndlr], les mouvements antinucléaires, etc. Mais l’exemple le plus frappant, c’est sans doute la ZAD de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes [ZAD signifie ici « Zone à défendre », un détournement militant de « Zone d’aménagement différé », désignant initialement une réserve foncière destinée à accueillir un projet d’aéroport, ndlr]. Ce fut un moment de contestation intense, avec une alliance inédite entre le monde rural et des associations. Ce n’étaient plus simplement des « bobos parisiens » qui donnaient leur avis sur le sort des campagnes. C’était une mobilisation enracinée localement, avec une portée politique nationale. Sainte-Soline [lieu d’installation d’une méga bassine, ndlr] est dans cette lignée. Des agriculteurs historiques se retrouvent surveillés par les gendarmes qu’ils connaissent. On assiste alors à une montée en puissance de mouvements contestataires organisés, qui s’opposent à des projets économiquement absurdes et controversés. Et plus ces contestations prennent de l’ampleur, plus elles deviennent dérangeantes, et se trouvent réprimées. L’exemple de Sainte-Soline est édifiant : les gendarmes ont finalement admis avoir « gazé les mauvaises personnes ». Il y avait deux cortèges bien distincts et pourtant ils ont envoyé les grenades de dispersion sur celui des familles.

    Remaides : Ce durcissement se manifeste aussi dans la fiscalité et les critères de reconnaissance de l’intérêt général ?
    Marc Dixneuf :
    Tout à fait. Ce climat répressif s’accompagne d’un empilement de contraintes législatives et administratives. Le texte de loi [du contrat d’engagement républicain] prévoit, par exemple, que tout financement étranger au-delà d’un certain montant doit être déclaré. Vous pouvez aussi perdre votre agrément ouvrant droit à la défiscalisation. On vous oblige à signer le contrat d’engagement républicain. Tout cela s’inscrit dans une logique : celle d’un État qui attend des associations qu’elles soient des prestataires de l’action publique, et pas des porte-voix citoyens. Or, l’essence même de la liberté associative, c’est la possibilité de se regrouper pour défendre une cause, une idée. À partir du moment où l’État vous dit : « Vous ne défendrez pas les idées que vous voulez ; vous toucherez des fonds seulement si vous faites ce qu’on vous dit », alors il ne garantit plus l’autonomie du tissu associatif. Il le soumet. À cela s’ajoute la question fiscale. Depuis longtemps, Bercy [ministère des Finances et des Comptes publics] considère que la défiscalisation des dons constitue un manque à gagner pour l’État. Pour pouvoir en bénéficier, il faut répondre à des critères précis liés à l’intérêt général. Il devient alors possible de dire à une association : « Ce que vous faites ne relève pas de l’intérêt général, donc vous n’avez pas ou plus droit à la défiscalisation. »
    Et si votre action inclut de la désobéissance civile, il est facile de la disqualifier au motif d’une entrave à l’ordre public, contraire à l’intérêt général. Les associations sont fragilisées parce qu’elles dépendent de plusieurs ministères : l’Intérieur pour leur existence légale, Bercy pour les questions fiscales, et du ministère des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative pour le dialogue. La nouvelle loi a figé cette défiance envers les associations. Pourtant, comme l’a rappelé le Mouvement associatif [Le porte-voix de la vie associative], les principes républicains faisaient déjà partie du cadre légal des conventions entre les associations et l’État. Ce contrat d’engagement n’ajoute rien, si ce n’est une volonté de contrôle.

    Remaides : Qu’est-ce qui a conduit AIDES à réfléchir aux attaques contre les libertés associatives ?
    Marc Dixneuf :
    Cela a vraiment commencé au moment de l’adoption de cette loi [qui établit le contrat d’engagement républicain]. À ce moment-là, nous nous sommes demandé comment faire pour ne pas avoir à signer ce contrat. Très clairement, plusieurs associations, certaines très importantes, ont tout de suite exprimé leur refus de signer. En tant que membre de France Générosités [le syndicat des associations et fondations] et aux côtés d'autres structures du Mouvement associatif, nous avons co-signé des prises de position contre cette loi, en la qualifiant d’inacceptable. C’est à ce moment-là que tout a démarré : dans un cadre interassociatif qui n’est pas forcément celui dans lequel nous évoluons habituellement et sur un sujet qui ne porte pas sur la santé, notre champ d’action, mais bien sur les droits associatifs. Nous avons pris des positions collectives, même si nous ne les avons pas forcément rendues très visibles publiquement. Pour ma part, je n’en ai pas fait un axe de communication majeur. Restait la question pratique : fallait-il signer ou non ce contrat ? La loi précise que les associations reconnues d’utilité publique, ce qui est le cas de AIDES, ne sont pas tenues de le faire. Nous avons donc rédigé un courrier type à destination des responsables de régions de AIDES, pour qu’ils et elles puissent répondre aux collectivités locales ou aux municipalités qui exigeaient malgré tout cette signature. C’était une manière polie, mais ferme de signifier : « Non merci, cela ne nous concerne pas. » Avec le temps, cependant, la situation s’est complexifiée. Un cas concret l’illustre bien. Dans une convention passée avec l’Assurance maladie sur les Trod [tests de dépistage d’orientation diagnostique], une caisse régionale d’assurance maladie a exigé la signature de ce fameux contrat. Je ne me souviens plus de la région concernée. Stéphane Simonpietri [directeur général délégué de AIDES] a contacté la Caisse nationale pour qu’elle le répercute sur sa caisse régionale, en expliquant : « Vous nous demandez de signer un document que nous n’avons pas l’obligation de signer. » Cela a permis de faire redescendre la pression et de rappeler aux caisses régionales qu’elles ne devaient pas exiger cette signature. Reste qu’au fil du temps, les demandes se sont multipliées, devenant plus pressantes pour finalement ne plus pouvoir être discutées. La pression est directe, pas seulement des municipalités, également des agences régionales de santé Tout cela alors même que le contenu du contrat, censé refléter les « principes républicains », n’a pas vraiment de valeur juridique.

    Remaides : Dans le contexte actuel, quelles sont les craintes de AIDES concernant les libertés associatives ?
    Marc Dixneuf :
    Elles sont d’abord d’ordre matériel. Il est très facile d’asphyxier économiquement une association, de l’empêcher d’agir. Ce n’est pas forcément une menace spectaculaire ni très visible, mais plutôt une succession d’agressions insidieuses. Une sorte de guerre d’usure, comme on a d’ailleurs pu le constater avec certaines associations de défense de l’environnement. Il s’agit, par exemple, d’amendes à répétition ou encore de non-réponses à des demandes administratives : renouvellement d’agrément, de convention, etc. Cette forme de « guérilla » administrative et économique se manifeste aussi par des subventions qui ne sont pas versées, ou dont le versement est retardé, voire réduit sans explication. Cela se manifeste également par des frais juridiques très lourds : des amendes, mais aussi des frais engagés pour se défendre. Je pense notamment à l’exemple d’un syndicat qui, à l’occasion d’une manifestation avait vu ses autocollants apposés sur les murs d’un bâtiment public, qui a été condamné à autant d’amendes qu’il y avait d’autocollants, ce qui a représenté des milliers d’euros. Habituellement, les associations reçoivent la facture du coût du nettoyage (ce qui nous est arrivé quelques fois), et cela s’arrête-là. Ce sont certes des infractions réelles, mais la mise en œuvre systématique et ferme du droit peut suffire à empêcher des associations d’agir. Pour celles qui disposent de peu de moyens, cela devient vite intenable : elles ne peuvent pas faire face aux dépenses juridiques et n’ont souvent aucun recours. C’est cela, le principal danger. Pour une association comme AIDES, les montants en jeu peuvent être plus élevés, mais les conséquences sont les mêmes. Ce n’est pas une question de taille de l’association. Si demain, nous perdons la possibilité d’offrir des reçus fiscaux pour les dons privés que nous recevons, rien ne garantit que nous aurons autant de donateurs et donatrices. Si une autorité quelconque relève une « infraction » et que le-la procureur-e de la République s’en saisit, nous pourrions perdre des autorisations administratives nous permettant de gérer des établissements sociaux ou médico-sociaux. C’est là le véritable risque : qu’on utilise sans discernement et de façon discrétionnaire ces outils contre nous, comme cela a déjà été fait à l’encontre de structures plus petites, ou dans d’autres pays contre des organisations similaires à la nôtre.

    Remaides : Avez-vous des craintes concernant les militants-es et les usagers-ères de AIDES ?
    Marc Dixneuf :
    Il y a effectivement des choses qui se sont déjà produites. Par le passé, certaines campagnes ont été marquées par des actes de vandalisme contre les locaux de AIDES : des vitrines ont été brisées à coups de projectiles. Cette crainte d’agressions de la part de militants-es d’extrême droite a toujours existé. On l’a également observé lors des marches des Fiertés. Je pense notamment à La Roche-sur-Yon, il y a quelques années ; ville où des militants-es de AIDES ont été agressés-es ; ce qui a conduit à des poursuites judiciaires et à des condamnations. Les faits de cette nature restent heureusement peu fréquents, mais ils existent. Ce que nous redoutons aujourd’hui, c’est qu’ils deviennent systématiques, qu’ils se multiplient et qu’ils soient de plus en plus structurés, organisés. On constate clairement une volonté de la part de mouvements d’extrême droite d’imposer une stratégie offensive organisée dans l’espace public. Ces mouvements parviennent à obtenir des autorisations pour défiler, comme ce fut le cas récemment rue de Rennes [le 10 mai dernier, l’extrême droite radicale a manifesté en plein Paris, ndlr], dans des cortèges bien ordonnés, comme ils savent le faire… Cela leur évoque manifestement de bons souvenirs. Nous craignons que ces atteintes physiques autant contre les personnes que contre les biens, se généralisent. Elles sont directement liées à notre engagement politique auprès des groupes les plus discriminés et des personnes vivant avec le VIH. Dans un autre registre, il y aussi parfois, des entraves à nos actions de RDR du fait de voisins très énervés et bien organisés, comme c’est le cas rue de Cléry [lire l’article de la rédaction de Remaides à ce sujet, ndlr].

    Remaides : Existe-t-il des parallèles entre les attaques contre la réduction des risques (RDR) et celles visant les libertés associatives ?
    Marc Dixneuf :
    La semaine dernière, nous avons reçu un courrier de l’Agence régionale de santé de PACA à propos des espaces de consommation à moindre risque (ECMR) qui sont expérimentés, parfois de longue date dans AIDES. Ce courrier énonce très clairement les risques encourus en droit administratif, civil et pénal, avec des sanctions possibles si nous maintenons ces dispositifs. La menace est explicite, appuyée sur des textes de loi, notamment le Code de procédure pénale. En substance, on nous dit que nous pouvons bien penser ce que nous voulons à propos des outils qui nous semblent les plus efficaces en matière de RDR, mais que le droit est de leur côté. Il n’y a aucune place laissée à la discussion. Le message est clair : s’il y a consommation de produits psychoactifs interdits dans vos locaux, vous êtes responsables. La consommation de drogues illicites est prohibée, et vous serez condamnés. Ce courrier peut être lu de deux manières, sans que ces lectures soient forcément incompatibles. D’un côté, cela peut relever d’une action administrative classique : une décision qui émane soit d’un ordre venu d’en haut, soit d’une initiative plus locale, d’un-e agent-e isolé-e qui cherche à se couvrir. C’est typique de la mécanique administrative française, qui oscille souvent entre injonction hiérarchique et zèle individuel. On peut aussi y voir une stratégie politique. L’expérimentation qui encadre les deux uniques salles de consommation à moindre risque [aujourd’hui HSA] encore en fonctionnement en France [Paris et Strasbourg] arrive à échéance. Leur renouvellement suscitera un débat au Parlement, qui coïncidera avec le lancement de la campagne 2026 des municipales. Dans ce contexte, ce courrier peut être interprété comme un signal : pas de vagues, pas de scandales.

    Remaides : Est-ce à dire qu’il y aurait un double discours politique sur la réduction des risques : tolérée en coulisses, combattue en public ?
    Marc Dixneuf :
    On peut aussi lire ce courrier comme la volonté de responsabiliser pénalement et civilement les structures accueillant des usagers-ères, en leur disant : « Si quelqu’un fait une overdose chez vous, vous irez en prison et vous paierez une amende. » La menace est explicite. Et c’est très clair dans le courrier adressé aux dirigeants-es d’associations de RDR : en cas de décès d’un usager, vous serez les premiers visés. Ce qui rend l’analyse difficile, c’est qu’on ne sait pas vraiment qui joue quel rôle. Dans ce qui se passe rue de Cléry, il est compliqué de discerner les intentions réelles. Aucun responsable politique n’a intérêt à ce que la tension monte autour de ces questions, pas ceux qui sont déjà en poste à la mairie, à l’inverse de ceux qui la briguent.

    Remaides : Ce flou stratégique ne complique-t-il pas aussi la construction d’un rapport de force ?
    Marc Dixneuf :
    Dans ce contexte, il est difficile d’identifier nos alliés objectifs. Il faut se rappeler que ce ne sont pas les socialistes qui ont porté historiquement la RDR en France, ni les grandes campagnes de prévention auprès des HSH d’ailleurs. Nos soutiens n’ont pas toujours été ceux qu’on imagine et le problème aujourd’hui, c’est qu’on ne sait plus très bien où sont ces soutiens, à quelques exceptions près. Pour nous, les discussions sur les libertés associatives avec des structures comme Destin commun, La Cause, ou l’Observatoire des libertés associatives ouvre des perspectives. Ce sont des organisations qui n’ont pas de lien vis-à-vis de l’État ou des collectivités. Elles sont positionnées sur la défense des principes démocratiques, pas spécifiquement sur la santé ou la RDR, mais leur engagement pour les libertés associatives rejoint très directement nos préoccupations. France Nature Environnement, par exemple, est un acteur très impliqué. Mais dans notre champ, nos partenaires les plus proches, ceux avec lesquels nous nous concertons, avec lesquels nous nous organisons des actions, sont aussi sur une ligne de crête. C’est cette situation qui rend la configuration actuelle si complexe et instable.

    Remaides : Ces craintes sont-elles partagées par d'autres actrices et acteurs du champ de la santé ou de la société civile ? Quels constats font nos partenaires et les structures avec lesquelles nous réfléchissons ?
    Marc Dixneuf :
    Je ne saurais pas vraiment répondre, car je n’en ai pas discuté en profondeur avec eux. Il y a cependant une particularité. Dans la mobilisation interassociative pour la défense des libertés associatives, AIDES fait un peu figure d’exception. Nous y sommes très présents, notamment du fait de notre appartenance à France Générosités. Cela nous confère un rôle important et en réalité assez nouveau pour nous. Enfin, c’est en quelque sorte un retour historique, qui nous place dans un espace où l’on ne nous attendait pas forcément. Les difficultés rencontrées par d’autres associations peuvent être d’un autre ordre, concerner d’autres enjeux, notamment internationaux du fait du désengagement américain. Sur la question des financements destinés aux associations du Sud, nous sommes exposés en tant que membre fondateur de Coalition PLUS, dont plusieurs de ses membres subissent les conséquences délétères de cette politique. Ce qui nous préoccupe actuellement et c’est le cas d’autres acteurs majeurs de la lutte contre le sida, c’est surtout la déstructuration mondiale de la recherche, liée aux décisions politiques prises aux États-Unis [sous l’administration Trump et avec le retour des politiques globales conservatrices de type « Global gag rule », ndlr].

    Remaides : Ces dernières années, quels événements ou décisions ont constitué des entraves aux libertés associatives ? Avez-vous des exemples concernant la lutte contre le VIH, les hépatites virales ou la santé ?
    Marc Dixneuf :
    Nous sommes plutôt dans une dynamique de réduction des risques à venir. On ne peut pas vraiment dire que nous avons été empêchés frontalement d’agir. Prenons l’exemple d’Aerli : les difficultés étaient surtout liées au fait que le cadre réglementaire n’était pas encore défini. Les agences régionales de santé (ARS) se protégeaient elles-mêmes. Ce n’est pas la même chose d’avoir une décision administrative qui vise à couvrir l’administration que d’avoir une décision qui vous interdit explicitement de faire quelque chose. Le directeur général de la Santé (DGS) m’avait écrit – je crois que c’était au sujet de la distribution d’autotests par des personnes non formées au Trod – pour dire en substance : « Vous n’avez pas le droit de le faire. Nous avons bien pris note que vous le ferez. Si un problème survient, ce sera de votre responsabilité. » Le niveau de risque était faible, mais ce courrier ne cherchait pas à nous empêcher d’agir, il servait à protéger l’administration. On a plutôt eu ce type de correspondance. C’était pareil pour Aerli : des ARS nous écrivaient pour dire : « Il ne faut pas faire ça » ; « Ce n’est pas prévu par le règlement », etc.

    Remaides : Mais certains courriers ont semblé franchir un cap récemment. Peut-on parler d’un changement de ton ou d’approche ?
    Marc Dixneuf :
    Tout à fait. Le courrier que nous avons reçu de l’ARS PACA, par exemple, ne relevait pas de cette logique de protection. Ce n’était pas un « on se protège », c’était un message clair : « Si vous faites ça, voici ce qui vous attend. » Et ça, c’est totalement différent. C’est nouveau. Jusqu’ici, on recevait plutôt des rappels à la loi, du type : « Ce que vous faites n’est pas autorisé. » Mais lorsque le Trod syphilis a été lancé sans cadre légal, lors de la réunion avec le directeur général de la Santé, il nous a dit : « Vous faites quelque chose d’illégal. » Là, on a vraiment senti un basculement. Un autre signal fort a été ce rappel : « Un fonctionnaire qui a connaissance d’une infraction est tenu de la signaler au procureur de la République. » Nous, notre seule obligation de signalement, en tant que citoyens-nes, concerne les cas de viol. Mais un fonctionnaire, s’il voit son voisin griller un feu rouge et peut l’identifier, il est obligé de le signaler. Quand le directeur général de la Santé nous dit : « Vous commettez une infraction », et que l’ARS de Guadeloupe nous adresse un courrier dans ce sens, nous expliquant que le fonctionnaire est fondé à nous écrire cela, et qu’il est dans son rôle, nous sommes bien dans quelque chose de nouveau : un changement de posture associé à des mises en garde qui sonnent un peu comme des menaces. Le courrier de l’ARS PACA va dans ce sens : « Nous sommes fonctionnaires, nous avons obligation de signaler les infractions. » Et si vous enfreignez la législation sur les drogues, alors nous saisirons les autorités compétentes. Ce n’est plus une précaution administrative, c’est une mise en garde explicite. Cela change clairement la nature des échanges. Un peu à l’exemple de la récente sortie de la ministre de la Culture, Rachida Dati, menaçant un journaliste, Patrick Cohen, qui lui posait des questions légitimes sur des suspicions la concernant, d’utiliser à son encontre l’article 40 du code pénal qui expose que « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.»

    Remaides : Dans plusieurs pays, à l’exemple de la Hongrie ou de l’Italie, des politiques menées par des gouvernements illibéraux, d’extrême droite, portent atteinte à l’État de droit et aux libertés associatives. Quels enseignements en tirez-vous ?
    Marc Dixneuf :
    Les épidémies n’ont pas de frontières… en matière d’idées politiques, les mauvaises idées non plus ! Les responsables politiques ont l’habitude de travailler ensemble au Parlement européen. On parle beaucoup de Jordan Bardella [président du RN et député européen] qui va rencontrer ses homologues fascistes italiens, mais c’est vrai aussi d’autres familles politiques qui échangent dans leur « camp ». La démocratie chrétienne a toujours existé au niveau européen, tout comme l’Internationale socialiste, qui rassemble encore aujourd’hui les partis sociaux-démocrates. Il existe donc des espaces transnationaux, des partis, des groupuscules, des think tanks, où les idées circulent, s’échangent et se diffusent. Il n’y a pas d’immunité contre cela. Regardez le Royaume-Uni : le Premier ministre travailliste actuel tient aujourd’hui des propos qui, il y a quinze ans, auraient été ceux de l’extrême droite britannique. On assiste à un glissement général, avec l’idée stupéfiante que les formations politiques « classiques » peuvent contenir la progression de l’extrême droite en adoptant ses idées. Mais cela ne fonctionne pas comme un vaccin : ce n’est pas en prenant un tel risque qu’on s’immunise. Au contraire, avec les idées d’extrême droite, on finit toujours par être contaminé. Les exemples sont légion. On peut s’en faire une idée par exemple en analysant les réunions du PPE [Parti populaire européen, un groupe politique conservateur et démocrate-chrétien au Parlement européen, ndlr], depuis vingt ans et les décisions auxquelles elles ont donné lieu. C’est ainsi que les idées, souvent les mauvaises, se propagent, et la France n’y échappe pas. Ce n’est pas parce qu’on a encore un personnel politique qui garde un semblant de retenue que nous sommes à l’abri. Le glissement dure depuis quinze ans, sans discontinuer. Il y a des épisodes qui, à mes yeux, auraient dû provoquer un scandale, et qui pourtant sont passés inaperçus. Je pense à François Hollande, par exemple, au moment du débat sur le mariage pour tous en 2012. C’est une loi qu’il a voulue, qu’il a fait voter, qu’il a portée via sa garde des Sceaux [Christiane Taubira]. Et pourtant, lui, président de la République, déclare que les maires pourront faire jouer une clause de conscience [pour refuser de célébrer des mariages de couples de même sexe, ndlr] qui n’existe pas en droit. Mais de quoi parle-t-on ? Ce sont des agents de l’État, des officiers de l’État civil qui agissent au nom de l’État. À partir du moment où un président de la République affirme qu’on peut déroger au droit en invoquant sa conscience individuelle, cela crée une brèche. C’est une concession qui, jusque-là, n’existait que pour les soignants-es en matière d’IVG.

    Remaides : Face à ce qui s’est passé en Hongrie ou en Italie, est-ce que la société civile de ces pays a su mettre en place des stratégies pour résister aux attaques contre les libertés associatives ? Y a-t-il des exemples ou des enseignements que nous pourrions reprendre en France, si nous connaissions une évolution politique similaire ?
    Marc Dixneuf :
    Des échanges ont eu lieu avec des associations issues de ces pays, et un conseil clair est ressorti : il faut promouvoir le rôle et l’utilité des associations dans la société. Mieux vaut expliquer en quoi les associations irriguent le quotidien de tout le monde et pourquoi il est essentiel de les défendre. Quand vous vous attaquez aux responsables politiques, leurs électeurs-rices se sentent visés-es. Et c’est très facile pour ces mêmes responsables de retourner l’accusation : « Vous insultez mes dix millions d’électeurs ». Ce n’est pourtant pas le propos. Les électeurs-rices font des choix, ils et elles ont le droit de se tromper. Ce qu’il faut, c’est montrer en quoi les associations sont essentielles. Autre conseil important : être vigilant en permanence. Nos partenaires l’ont expérimenté : la surveillance est une réalité. Je pense qu’il va falloir changer nos pratiques collectives, profondément.

    Remaides : Quelles mesures faudrait-il prendre pour consolider de façon pérenne la liberté d’association, qui est un pilier de la démocratie ?
    Marc Dixneuf :
    Ce qu’il faudrait faire en premier lieu, c’est abroger la loi qui a instauré le contrat d’engagement républicain. Est-ce possible ? Je ne le pense pas. C’est le même principe que pour demander la fin de la loi de 70 sur les drogues. Nous savons que nous ne la changerons pas dans le contexte actuel, mais nous continuons à dire qu’il faut la changer. Il faudra toujours continuer à dire que le contrat d’engagement républicains doit être abrogé car il sert le contrôle et la limitation des libertés associatives. Il y a une autre idée, qui peut sembler totalement irréaliste, mais à laquelle je crois pourtant. À défaut de mieux, il faudrait organiser des séminaires de formation au droit public de base à destination des responsables politiques et des journalistes. Je pense qu’il faudrait recommencer par là. Parce que quand Gérald Darmanin [ancien ministre de l’Intérieur et actuel ministre de la Justice, ndlr] affirme qu’il faut surveiller les financements accordés à la Ligue des droits de l’homme et quand Trump déclare que les juges qui s’opposent à lui font « n’importe quoi », qu’ils ne devraient pas fonctionner ainsi, nous sommes dans le même registre. C’est de même nature : une atteinte à l’État de droit. Dans certains cas, comme chez Trump, cela relève d’une profonde ignorance doublée d’une expérience personnelle du monde des affaires, un univers où ces questions là ne se posent pas, où seul le rapport de force fait foi, point. Pour Darmanin, c’est un peu différent : il se sert du droit comme d’un outil pour faire valoir ses idées.

    Remaides : Comment une association comme AIDES anticipe-t-elle une éventuelle arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France ?
    Marc Dixneuf :
    Nous nous y préparons en rejoignant un collectif interassociatif qui travaille sur les libertés associatives. Cela signifie intégrer un ensemble d’acteurs qui ont une grande expérience dans ce domaine. Une expérience que, pour être honnêtes avec nous-mêmes, nous n’avons pas. Nous disposons de nombreuses compétences, mais pas de celles-ci. Pour commencer à nous préparer, il est essentiel d’acquérir les savoirs nécessaires à notre propre défense. Dans ce groupe, on trouve des personnes qui travaillent sur les enjeux économiques, juridiques, ou encore administratifs. C’est en collaborant avec elles que nous construisons notre propre capacité de réponse. Il s’agit de travailler avec des associations qui sont déjà ciblées par ce type d’attaques, qui sont en lien avec des réseaux européens et qui partagent des outils concrets. Oui, c’est ainsi que nous nous préparons : en participant activement à cette dynamique.

    Remaides : Lors de votre arrivée à, la direction générale de AIDES, aviez-vous envisagé que l’association devrait un jour se préparer collectivement à affronter ce type de menaces ?
    Marc Dixneuf :
    Il y a dix ans, non. Ce n’était pas un sujet en France à ce moment-là. J’avais bien travaillé auparavant avec la Fédération internationale des droits de l’homme, notamment sur les violations des droits humains liées aux sanctions américaines en Irak. C’était dans le champ du droit humanitaire international, des sanctions onusiennes… un peu comme les questions d’accès aux médicaments. C’étaient donc des sujets que je connaissais, mais dans un cadre international. Quand je suis arrivé à AIDES, jamais je n’aurais imaginé que ça deviendrait un thème central de notre projet associatif [2026-2030]. Pourtant, aujourd’hui, c’est indispensable. Crier au loup ne sert à rien. On peut publier des éditos, signer des tribunes, se rassurer entre nous en répétant combien la situation est grave, à quel point on a peur, et que les menaces sont réelles et sérieuses… Mais tout cela, c’est de l’énergie perdue. Or, on n’a ni le temps ni l’énergie à gaspiller. C’est pour ça que l’intégration de cette réflexion dans notre projet associatif me semble essentielle. Elle permet d’aborder la situation avec lucidité : oui, les menaces sont là. On va s’y préparer, on va les documenter, on va travailler avec d’autres. Mais on ne va pas sombrer dans des déclarations grandiloquentes ou nous draper dans notre belle écharpe rouge. L’intervention de l’invitée italienne [Ilenia Pennini de l’association Arcigay] à l’ouverture de notre congrès était très claire : résister, c’est organiser la continuité des services pour les personnes. Il faut être très pragmatique et ne pas dépenser de l’énergie dans des postures. Cela fait un an maintenant que l’Assemblée nationale a été dissoute. Depuis, on a publié de nombreux communiqués de presse, pris des positions fortes. Et lors des assises régionales de AIDES en Île-de-France, mais aussi dans d’autres assises régionales de notre association, où ce sujet était à l’ordre du jour, on a bien vu l’intérêt que suscite cette thématique. Cela résonne avec les inquiétudes actuelles des militants et militantes, avec les questions que beaucoup se posent. Il y a une vraie curiosité, une volonté d’en savoir plus. Et on aborde le sujet sous tous les angles : du plus théorique ou juridique au plus concret. Il faudra peut-être apprendre à ne pas répondre à la violence physique. Ce n’est pas simple. Être agressé en manifestation et ne pas réagir, ou savoir comment afficher qu’on n’a pas peur, c’est parfois ce qui peut faire reculer l’agresseur. Cela s’apprend. Ne pas répondre à la violence, qu’elle vienne de la police ou d’autres manifestants, c’est très difficile. Mais c’est une compétence nécessaire.
    Propos recueillis par Jean-François Laforgerie et Fred Lebreton

    Le contrat d’engagement républicain, qu’est-ce que c’est ?
    Instauré par la loi « confortant le respect des principes de la République » (dite loi séparatisme) de 2021, le contrat d’engagement républicain (CER) est un dispositif que toute association ou fondation doit signer pour pouvoir bénéficier de subventions publiques, d’un agrément de l’État ou d’un local mis à disposition par une collectivité. En signant ce contrat, l’organisme s’engage à respecter sept grands principes : le respect des lois de la République, la liberté de conscience, la liberté des membres, l’égalité, la fraternité, la prévention de la violence, ainsi que le respect de la dignité humaine. Ce dispositif fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part d’associations d’intérêt général qui dénoncent un outil flou, potentiellement liberticide et menaçant pour l’indépendance du tissu associatif.