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    L’Actu vue par Remaides : « Caarud : ce qui se joue derrière « l’affaire » de la rue de Cléry »

    • Actualité
    • 06.06.2025

    CEGIDD RUE DE CLERY

    Crédit photo : DR/AIDES

    Par Zoé Boyer et Jean-François Laforgerie

    Caarud : ce qui se joue derrière
    "l'affaire" de la rue de Cléry

    Le 26 mai dernier, AIDES publie un communiqué annonçant la « suspension de l’accueil physique au Caarud [que l’association gère] rue de Cléry », au centre de Paris. « On continue hors les murs et on prépare la suite ! » explique l’association. Cette décision a été prise car depuis le début de l’année 2025, les équipes de AIDES font face à une mobilisation de certains-es riverains-nes et commerçants-es, accompagnée d’une pression politique et médiatique très forte ciblant » l’activité de ce Caarud. C’est une première pour l’association. Récemment, lors de la tenue d’un colloque au Sénat intitulé « Pour une nouvelle politique sanitaire des drogues », Marc Dixneuf, directeur général de AIDES, invité à intervenir, est revenu sur cet épisode, proposant une analyse de ce qui s’est joué et se joue encore concernant la RDR et les enjeux de santé des personnes consommatrices de produits.

    Quelques éléments de contexte
    En octobre 2024, AIDES a déménagé au 76, rue de Cléry au centre de Paris. À cette adresse, l’association a regroupé dans un même lieu des activités de promotion de la santé et son activité Caarud (centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers-ères de drogues). Celle-ci était jusqu’alors implantée depuis 12 ans à 300 mètres, rue Dussoubs, dans le même arrondissement. Cette implantation, rue de Cléry, s’est faite en concertation avec l’Agence régionale de santé Île-de-France, la mairie de Paris, le voisinage et les forces de l’ordre. Pourtant, depuis le début de l’année 2025, les équipes de AIDES font face à une mobilisation inédite et très structurée de certains-es riverains-nes et commerçants-es, accompagnée d’une pression politique et médiatique très forte ciblant cet établissement, dont le modèle de structure médico-sociale de première ligne en matière de réduction des risques a été créé par la loi en 2004 (LOI n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique) avant une mise en place opérationnelle effective en 2006. Les Caarud auront donc vingt ans, l’année prochaine.

    Le 28 avril 2025, le directeur général de l'ARS Île-de-France a reçu le directeur général de AIDES, Marc Dixneuf, pour évoquer les situations de tensions autour de ce Caarud et échanger autour de la situation devenue difficilement tenable pour les équipes militantes qui animent le lieu et les personnes qui y sont accueillies. À l’issue de cette rencontre et d’autres consultations, le directeur général de l'ARS Île-de-France a informé l’association de sa « décision de suspendre temporairement » les activités d’accueil au 76, rue de Cléry.
    « Pour autant, cette suspension temporaire [de l’activité d’accueil sur site, ndlr] ne signe pas l’arrêt de nos missions. Nous continuons à mener nos actions de réduction des risques « hors les murs » (maraudes, unités mobiles, etc.), directement auprès des consommateurs-rices de produits psychoactifs dans le quartier, afin de continuer à répondre à leurs besoins sanitaires et sociaux », explique AIDES dans son communiqué. « Sans accueil physique, nos réponses restent partielles et nous constatons d’ores et déjà une dégradation de l’état physique et psychique des personnes » déplore l’association.

    L’association rappelle que « la présence de consommateurs-rices de produits psychoactifs dans le 2ème arrondissement de Paris est historique et structurelle. Souvent en situation de grande précarité, leurs besoins sont multiples et importants, et ils-elles ne peuvent être intégralement [accompagnés-es, ndlr] par nos partenaires associatifs, dont les capacités d’accueil sont actuellement saturées. L’implantation de notre Caarud sur ce secteur est donc essentielle pour pouvoir garantir la santé des consommateurs-rices, faciliter leur insertion dans un parcours de soins, et lutter contre le VIH et des hépatites virales. »
    AIDES indique travailler « d’arrache-pied avec l’ARS, les services de l’État, la Ville de Paris et la Mairie de Paris Centre pour trouver rapidement un nouveau lieu d’accueil de proximité, avec cette volonté d’assurer simultanément [ses] missions de santé publique et la tranquillité publique ». AIDES annonce qu’elle va reprendre prochainement, rue de Cléry, ses activités d’accompagnement des personnes vivant avec le VIH et des autres populations exposées au VIH et aux hépatites virales, en prenant le temps de la concertation avec toutes les parties prenantes.

    Ce qui se joue avec « l’affaire » de la rue de Cléry
    Le 12 mai dernier, un colloque transpartisan intitulé « Pour une nouvelle politique sanitaire des drogues » s’est tenu au Sénat ; à l’initiative de la sénatrice écologiste de Paris, Anne Souyris, et ancienne adjointe à la Santé de la Maire de Paris. Au programme, des tables rondes sur le « cas des Haltes soins addictions : Quelle politique sanitaire pour les drogues ? » ou « Cannabis : un exemple de légalisation à l’échelle internationale ». Une autre table ronde avait pour thème : « Dépénalisation de l’usage de drogues : du narcotrafic à la prévention ». Parmi les intervenants-es : Marc Dixneuf, directeur général de AIDES. Ce dernier est revenu dans le détail sur ce qu’il s’était passé ces derniers mois, proposant une analyse sur ce que traduit cet épisode. Voici son intervention.

    « L’affaire du Caarud de la rue de Cléry à Paris, c’est une histoire toute récente dont on m’a proposé de venir parler. Le 28 avril dernier, à 9h30, j’ai rencontré le directeur général de l’ARS Île-de-France. C’était un lundi matin, j’étais déjà en discussion avec lui depuis quelques jours. Et il a décidé ― je pensais que c’était la bonne décision ― de suspendre temporairement notre autorisation pour l’accueil des usagers-ères de crack au Caarud de la rue de Cléry, pour des raisons de sécurité.

    Contrairement à ce que la journaliste de Libé a écrit [Fermeture d’un centre pour usagers de drogues à Paris : la difficile bataille contre le crack, par Baya Drissi, Libé, 2 mai 2025] la semaine dernière ―elle n’a pas très bien écouté ce qu’on lui a raconté ― ce n’est pas pour la sécurité des habitants-es dans la rue. C’est pour la sécurité des salariés-es de AIDES, des équipes, et la sécurité des usagers-ères. Donc, on a suspendu. Et grâce à tous les partenaires, dont un certain nombre sont là, on a pu réorganiser notre accueil des usagers-ères de crack.

    Le Caarud, c’est un accueil de bas seuil inconditionnel, mais ce n’est pas ouvert toute la journée, sept jours sur sept. Ce n’est pas comparable à une salle de consommation à moindre risque [aujourd’hui, HSA pour Halte soins addictions, ndlr ] C’est quatre matinées par semaine. Mais cela a quand même suscité des oppositions très, très fortes, très problématiques. Je vous raconte pourquoi nous en sommes arrivéslà : tout ça a commencé par une mobilisation assez classique des riverains-es, il faut l’accepter. C’est légitime que des citoyens-nes disent : "On n’est pas trop d’accord pour ça". C’est notre Nimby (voir encart ci-dessous), on en a l’habitude. C’est normal. Depuis une dizaine d’années, nous étions à deux rues d’ici, rue Dussoubs et puis, pour des raisons organisationnelles, pour mieux accueillir les usagers-ères, on a choisi de s’installer rue de Cléry.
    Donc une partie des riverains-es a été un peu surprise par cette arrivée soudaine de certains usagers-ères, mais ils et elles étaient déjà là depuis un moment, parce que nous sommes entre la gare du Nord et la gare des Halles. Les deux plus grandes gares d’Europe, quand même ! Nous sommes en plein cœur de Paris. C’est normal qu’il y ait des consommateurs et consommatrices de produits. C’est comme ça dans toutes les villes du monde. Ce n’est pas très original.

    Il y a donc un début de mobilisation des riverains-es, mais cette mobilisation a été potentialisée par plusieurs choses. D’abord, la campagne municipale arrive à la fin de l’année à Paris, donc cela intensifie ces mouvements. Un élu Les Républicains, Aurélien Véron, en profite. Ensuite, il y a des riverains-es plus hargneux que d’autres. Je les ai rencontrés lors de réunions avec des riverains-es, c’est quelque chose qu’on organise régulièrement. On voit bien que certains-es veulent vivre un peu plus tranquillement, mais qu’ils et elles comprennent le sens du Caarud. Mais il y en a d’autres, beaucoup plus politisés, beaucoup plus dans la déshumanisation des usagers et usagères de drogues, et surtout dans des discours très hostiles. Ils et elles ne vont pas jusqu’à dire qu’il faudrait les enfermer, voire les tuer, mais nous n’en sommes pas très loin.

    Tout à l’heure, le professeur Amine Benyamina [un-e des intervenants-es du colloque au santé, ndlr] a dit : "La santé est politisée." En fait, non ! La santé n’est pas un objet politique en France. Ce n’est pas un répertoire politique, ce n’est pas une ressource. Ce sont les politiques des drogues qui sont politisées. Et c’est là le problème. Tant que la santé ne sera pas un enjeu dans la compétition politique, tant que ça ne sera pas un argument de campagne, cela n’avancera pas.

    C’est ça le véritable enjeu dans ce qui se passe rue de Cléry. Ce n’est pas la santé des usagers et usagères ; ce ne sont pas leurs conditions de vie, ce n’est pas leur précarité. On le voit dans les débats que ce n’est pas cela le sujet. Alors, ça ne sert à rien de dire "la vérité". On peut expliquer qu’un Caarud, c’est du bas seuil, que ça permet de faire des papiers, des cartes d’identité, puis d’ouvrir des droits à la sécurité sociale, pour ensuite passer à d’autres soins. On peut raconter toute l’histoire de la RDR, c’est une vieille histoire qu’on connaît bien.

    Mais on voit bien que ça ne prend pas parce qu'il y a des responsables politiques qui, soit l'ignorent, soit choisissent de l'ignorer. Et tant que ce n'est pas un enjeu dans la compétition électorale, ça ne sert pas à grand-chose de le dire. Néanmoins, il va falloir qu'on s’organise pour répondre à cela. Chez les riverains-es, certains-es sont prêts-es à entendre un discours qui offre un abri, un chez-soi, et qui sort les personnes de la précarité, indépendamment de leur désir actuel d'arrêter ou non de consommer.

    Ce que j'ai pu constater en lisant les commentaires, y compris de responsables politiques, c'est que la vérité, aujourd’hui, n'est pas vraiment un sujet. C'est plutôt le mensonge ou l’ignorance qui prédominent, surtout concernant la RDR. Par exemple, Aurélien Véron a tweeté qu'il fallait arrêter la distribution de seringues. On lui a rappelé que c'est un acquis historique de la RDR, très ancien et efficace. Il a aussi dit que les Caarud allaient être généralisés en France, alors que cela a été fait depuis 2004. Est-ce bien nécessaire de lui rappeler ? Pas sûr.
    Certains-es responsables politiques, même s'ils ou elles ne sont pas des grands noms, dénotent une tendance. Le problème que nous avons aujourd'hui, outre celui des usagers-ères et de retrouver un lieu pour notre Caarud, c'est de construire un discours où l’on peut-être dire les mêmes choses, mais différemment. Parce que les adversaires politiques ne sont pas les mêmes. Ils et elles n'ont pas la même culture politique. Ça, c'est très clair.

    C'est vrai qu'à droite, l'échange de seringues ou la publicité sur le préservatif étaient soutenus par ceux et celles au pouvoir à l’époque [Michèle Barzach, Simone Veil, ndlr]. Aujourd'hui, peut-être ne le feraient-ils pas de la même manière. Il y a une surpolitisation des politiques des drogues et une totale absence de ressources politiques dans la compétition sur les questions de santé. Sinon sur la sécurité sociale, parce que c'est de l'argent, mais pour le reste, ce n’est pas un sujet.

    Et donc, nous sommes en plein dans cette affaire-là. Nous sommes un petit morceau [à Paris, ndlr], car nous portons ce Caarud. Il y a plein d'autres organisations avec des dispositifs de RDR. Il y a la halte soins addiction le 110 aux Halles, et bien d'autres. Nous sommes peut-être une mini micro-digue. Il va falloir qu’on se coalise et qu’on ait un discours de conviction pour répondre. Avec, probablement, un autre vocabulaire, un autre répertoire. Il va falloir qu’on sorte de notre histoire pour reconstruire quelque chose. »

    Qu'est-ce que le syndrome Nimby ?
    NIMBY est un acronyme tiré de l'anglais, traduit par « pas dans mon arrière-cour » ou « pas dans mon jardin » ou « surtout pas chez moi ». Le syndrome NIMBY désigne l'attitude qui consiste à approuver un projet pourvu qu'il se fasse ailleurs, ou à refuser un projet à proximité de son lieu de résidence. Cela concerne par exemple les structures d’accueil des personnes consommatrices de drogues, celles qui accueillent les personnes migrantes, les établissements pénitentiaires, les centrales nucléaires ou encore les usines d’incinération, etc.