L’Actu vue par Remaides : « Gérard Koskovich, mémoire vivante de l’histoire LGBT+ »
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- 29.07.2025
Gérard Koskovich, l'un des membres fondateurs de la GLBT Historical Society, institution emblématique dédiée à la conservation et à la valorisation du patrimoine queer. Photo : Fred Lebreton
Par Fred Lebreton
Gérard koskovich, mémoire vivante
de l'histoire LGBT+
Généreux de son temps et de sa parole, Gérard Koskovitch est de ces personnes qu’on pourrait écouter pendant des heures sans voir le temps passer. Le vendredi 7 mars 2025, je retrouve l’historien au Poesia Café, dans le quartier de Castro, à San Francisco. Il est 10h30, le soleil brille, et nous nous installons en terrasse. Gérard parle un français impeccable et déborde d’anecdotes sur l’histoire LGBT+ de la ville, qu’il connaît sur le bout des doigts. La rencontre se prolonge ensuite au mythique bar le Twin Peaks, le temps d’une interview fleuve d’une heure et demie. Au moment de nous dire au revoir, je repars avec bien plus qu’un entretien : un moment suspendu, à la croisée de la mémoire et de la transmission.
Remaides : Vous êtes l’un des fondateurs de la GLBT (Gay Lesbian Bi Trans) Historical Society, l’un des plus importants centres d’archives LGBT+ aux États-Unis. Comment vous est venue cette passion pour l’histoire des luttes LGBT+ ?
Gérard Koskovitch : D’abord, je dois préciser que je suis un membre fondateur, mais pour moi, les véritables fondateurs et fondatrices sont les six personnes qui ont organisé la réunion où l’association a été créée, en 1985. Ce sont eux qui ont eu l’idée, qui ont fait deux années de travail en amont avant d’organiser une réunion publique et d’inviter une cinquantaine de personnes à y participer. À la fin de cette réunion, nous avons voté la fondation de l’association. Il y a d’un côté les fondateurs-fondatrices à l’origine du projet, et de l’autre les cinquante personnes présentes ce jour-là, qui sont devenues membres fondateurs. C’est une nuance importante. Aujourd’hui, c’est une fonction que je porte encore. Je suis d’ailleurs l’un des deux ou trois membres fondateurs qui sont toujours en vie et toujours impliqués dans le travail de l’association, quarante ans après.
En ce qui concerne ma passion pour l’histoire LGBT+, je ne saurais dire exactement pourquoi, mais depuis que je suis tout petit, j’ai toujours adoré l’histoire, les vieilles maisons, les monuments, les musées… Je crois qu’en partie, c’est parce que je me sentais déjà à l’écart de ma famille et de ma culture hétéro patriarcale. Je ne trouvais pas ma place. Alors je me suis tourné vers le passé, dans l’espoir d’y trouver des gens comme moi, un peu de réconfort, loin des risques et de la violence ― juste la mémoire, le souvenir.
Remaides : Cette passion pour l’histoire remonte donc à votre enfance…
Assez jeune, j’ai commencé à fréquenter la bibliothèque publique de ma ville natale, Alhambra. Ce nom ne dit rien à beaucoup de gens, mais c’est l’une des premières banlieues de Los Angeles [L.A.], fondée en 1883. Elle se situe à environ sept miles [un peu plus de 11 kilomètres, ndlr], du centre-ville historique de L.A. J’y allais simplement pour lire car j’adorais ça. Il y avait une section jeunesse et une section pour les adultes. À 11 ans, on m’a donné la permission d’accéder aux livres pour adultes, parce que j’avais déjà épuisé tous ceux destinés aux enfants. Et là, j’ai commencé à explorer, à chercher discrètement, au fond de la bibliothèque, les livres qui parlaient d’homosexualité. C’était globalement une horreur, évidemment : des ouvrages des années 20, 30, 40 ou 50 qui décrivaient les homosexuels comme des criminels, des malades, des psychopathes… Mais parfois, je tombais aussi sur quelques traces d’homosexuels célèbres du passé. J’ai ainsi découvert les grands écrivains français : Jean Cocteau, Marcel Proust, André Gide… J’avais 11 ou 12 ans à peine. Cela explique un peu aussi ma francophilie. Pour moi, la France était ce pays où il y avait de grands écrivains homosexuels, sans homophobie, un pays où l’on pouvait exister. C’était bien sûr une illusion, une sorte de fantasme. Mais cela a nourri l’idée qu’il existait ailleurs un lieu où les choses pouvaient être meilleures que chez moi.
Remaides : Selon vous, quel rôle joue la préservation de l’histoire LGBT+ dans la lutte contre le VIH/sida aujourd’hui ?
Aujourd’hui, comme à l’origine d’ailleurs, la préservation de l’histoire LGBT+ joue un rôle essentiel. Quand nous avons fondé la GLBT Historical Society, en 1985, deux motivations principales nous animaient. La première était liée à une prise de conscience : nous voyions vieillir, puis mourir, la génération des militants homosexuels des années 1950. Il nous semblait indispensable de sauvegarder la mémoire de leur engagement, d’autant plus que les institutions patrimoniales ― les bibliothèques publiques, les universités, etc. ― n’y prêtaient absolument aucune attention. Nous nous sommes donc sentis investis de cette responsabilité. La seconde motivation est directement liée à la crise du sida. À San Francisco, dès 1985, cela faisait déjà trois ou quatre ans que nous assistions à la première vague de décès liés au VIH. Et ce que nous constations, c’était la disparition brutale des traces de vie de ceux qui mouraient. Les familles arrivaient, récupéraient ce qu’elles voulaient, et jetaient à la poubelle des correspondances, des photos, des albums, tous les souvenirs de ces jeunes hommes gays emportés par la maladie. Leurs archives personnelles, leurs combats, tout disparaissait. Nous avons littéralement récupéré des fonds d’archives dans les poubelles. C’est ainsi que certains documents conservés aujourd’hui ont été sauvés in extremis. Dès le premier numéro de notre bulletin, en 1985, Willie Walker, un des membres fondateurs de la GLBT Historical Society, ndlr] écrivait déjà sur cette prise de conscience : à mesure que nous devenions plus lucides sur l’importance de notre histoire, nous constations que, de nouveau, on tentait de nous effacer, à la fois de l’histoire et du présent. Et que, dans le même temps, le gouvernement cherchait à faire oublier ses propres fautes et crimes, comme il l’avait fait dans les années 1950, à l’encontre des lesbiennes, des gays et des personnes trans. Documenter notre histoire, c’était donc, dès le départ, une manière de contrecarrer les mensonges et les oublis structurels du pouvoir. Il y avait un parallèle clair entre l’effacement de la mémoire des persécutions des années 50 et celui des personnes touchées par le VIH/sida dans les années 80. C’est ce double mouvement qui a été à l’origine de la création de notre centre d’archives. Dès le début, nous savions qu’il fallait documenter ce qui se passait, maintenant, pour que personne ne puisse un jour faire semblant de ne pas savoir, ou effacer délibérément cette histoire. C’était, et cela reste, une démarche militante. Mais un militantisme historique, qui ne cherchait pas à créer des mythes ou à enjoliver les choses : notre mission était de tout documenter, de tout conserver, pour que des chercheurs et chercheuses puissent un jour s’en saisir.
Remaides : Qu’entendez-vous par le terme un « militantisme historique » ?
Nous avons toujours gardé une position de neutralité dans les controverses internes à la communauté LGBTQI. Notre ligne, c’était : peu importe le camp, ce que nous voulons, c’est la documentation. Ce choix nous a préservés de beaucoup de conflits internes ― même si bien sûr, nous avons été la cible de l’extrême droite ou des homophobes. À San Francisco et dans toute la région de Californie du Nord, tout le monde reconnaissait l’importance de disposer d’un espace neutre pour conserver tous les souvenirs : les bons comme les mauvais, les luttes, les échecs, les courants politiques, même les plus discutables. Nous avons, par exemple, un dossier sur un groupuscule gay néonazi des années 70. C’était probablement juste un homme et sa boîte postale, mais il avait produit quelques tracts, que nous avons conservés. C’est grotesque, certes, mais cela fait partie de notre histoire. Ce n’était pas à nous de juger le passé, aussi incohérent ou dérangeant soit-il : notre rôle, c’était de créer un espace où il pouvait être conservé. Quarante ans plus tard, cet outil n’a cessé de s’enrichir, de se développer, de s’affiner. C’est une démarche militante, au service de notre communauté, mais aussi de la société dans son ensemble. Car cette histoire manque à tout le monde. Le combat contre le sida mérite d’être mis en lumière.
Remaides : La crise de la Covid a parfois éclipsé celle du sida. Quel est votre avis en tant qu’historien ?
Pendant les confinements, nous avons organisé toute une série de rencontres en visioconférence avec d’anciens militants-es, des médecins, des personnes qui avaient accompagné les malades du sida. L’objectif était de tirer les leçons de cette pandémie, de la comparer à « la première pandémie » : celle du VIH. Et à chaque fois, les sessions étaient pleines, les visioconférences faisaient salle comble. Et pourtant, dans les médias, on a systématiquement entendu que la Covid était « la première pandémie depuis celle de 1918 ». On a vu des journalistes de 50 ou 60 ans affirmer cela. Et on se disait : mais… vous étiez sur une autre planète dans les années 80/90 ? Le sida n’était pas une pandémie ? Pour eux, apparemment non. C’était juste une affaire qui ne concernait « que nous ». C’est un peu comme ce fameux discours de Vito Russo [militant américain LGBT, historien du cinéma connu comme auteur du livre The Celluloid Closet, ndlr]. Il était l’un des grands militants d’Act Up New York. Il a prononcé un discours puissant à Albany, devant le Capitole de l’État de New York, intitulé Why We Fight (« Pourquoi nous combattons »). Il expliquait que nous étions en guerre, mais que le reste des États-Unis n’en avait même pas conscience. Ils s’en fichaient. Il l’a exprimé avec une grande clarté. Il y a aussi eu des fantasmes, comme lorsque Hillary Clinton a déclaré que Nancy Reagan avait été un grand soutien pour les personnes atteintes du sida… Elle a totalement réécrit l’histoire. Et pourtant, Hillary Clinton était bien vivante, adulte, active en politique à l’époque ! Elle a dû se corriger, car tout le monde a réagi : « Mais de quoi parlez-vous ? Vous n’étiez pas là dans les années 80 ? ».
Remaides : En France aussi, certains médias et hommes politiques ont parlé de la Covid comme de la plus grande pandémie depuis un siècle…
C’est inimaginable à quel point les grands médias américains ont occulté cette pandémie. Et pourtant, elle a eu lieu il y a à peine 30 ans — dans la vie active de ces mêmes journalistes. Cela montre bien à quel point la majorité de l’Amérique de l’époque se fichait de ce qui se passait, parce que ça ne concernait pas vraiment les hétéros, alors « on s’en fout ». Et cela montre aussi à quel point les grands médias préfèrent construire des récits faciles à avaler. C’est moins dérangeant de dire : « Cela fait 100 ans qu’on n’a pas connu de pandémie », plutôt que de reparler de la dernière en date, car ce serait trop douloureux. C’est une forme de soulagement que d’oublier, de mettre à distance, d’éviter de remettre en question les responsabilités de l’État. On préfère faire confiance, ne pas trop gratter. C’est pour cela que notre militantisme reste essentiel : pour empêcher cet effacement, pour protéger et valoriser notre propre histoire. C’est un outil militant, certes, mais ce n’est pas qu’un outil. Cela remonte à un sentiment intime : celui d’être exilé de sa propre société, de sa propre histoire, de ne même pas appartenir à sa propre vie. Et quand on commence par la construction de soi, on trouve des ressources intérieures qui permettent de se sentir partie prenante de l’histoire — et donc d’avoir un pouvoir d’agir sur elle. C’est là, à mon avis, la base du militantisme : la prise de conscience. Et cette histoire, dans toute sa diversité, participe à cette prise de conscience intime, qui est le premier pas vers la création de cultures, de communautés, d’actions collectives, de formes d’engagement. Tout cela commence à l’intérieur de soi. J’en parle souvent avec les jeunes, notamment depuis la crise de la Covid. Je leur dis : ce pouvoir, on l’a toutes et tous en nous. Nous avons cette opportunité de ne pas être complices, de ne pas intérioriser la honte. Et tout le monde peut effectuer ce travail. Ce n’est pas une menace extérieure : c’est intime, c’est personnel. On peut commencer seul, dans sa chambre. C’est là que se trouve la base du pouvoir.
Remaides : À travers votre travail d’archiviste et d’historien, avez-vous découvert des récits ou des figures méconnues de la lutte contre le sida qui mériteraient d’être mises en lumière ?
Oui, absolument. Hank Wilson par exemple. C’était un militant syndical dans les années 70, un peu artiste aussi, et il est ensuite devenu l’un des tout premiers activistes contre le sida à San Francisco. Il a également été propriétaire et gérant d’un SRO — ça veut dire Single Room Occupancy Hotel. Ce sont des hôtels à très bas coût, où l’on loue de petites chambres individuelles, souvent à des personnes en grande précarité. Il a repris l’un de ces bâtiments — un ancien grand hôtel du début du XXe siècle situé dans le quartier de Tenderloin, un quartier populaire devenu par la suite très marginalisé — et l’a transformé en foyer pour les personnes les plus pauvres touchées par le sida. Il proposait des chambres à très bas prix, tout en installant des services pour les résidents. Mais ce n’était pas destiné à une population facilement intégrable dans les structures classiques — c’étaient les laissés-pour-compte : des personnes toxicomanes, des travailleurs et travailleuses du sexe, des personnes psychologiquement fragiles, marginalisées par la société blanche, hétérosexuelle et de classe moyenne. Son idée était d’aller vers ces personnes, là où elles étaient, et de trouver un moyen de les accompagner dignement. Le lieu s’appelait The Ambassador Hotel. Il existe toujours aujourd’hui : ce n’est plus un lieu dédié spécifiquement aux malades du sida, mais il continue d’accueillir des personnes en situation de précarité, souvent avec des troubles de santé mentale. Hank a créé ce lieu au milieu des années 80. J’avais un très bon ami qui y a vécu, et un autre qui y est mort. C’est dire à quel point cet endroit faisait partie intégrante de la vie des gens touchés par la crise du sida. Hank était profondément impliqué dans le militantisme autour du sida, mais il s’est tourné vers la forme d’accompagnement la plus difficile, celle qui échappait à toute forme de glorification. Pourtant, pour moi, ce sont ces histoires-là qui sont réellement héroïques. Des personnes écrasées par la société y ont trouvé un peu de dignité, un semblant de foyer. Et des gens comme Hank étaient là pour les accompagner, malgré toutes les difficultés.
Remaides : C’est aussi à San Francisco que sont nées les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence en 1979…
Tout à fait ! D’ailleurs, un autre personnage mérite d’être mieux connu, c’est Bobbi Campbell. Il était membre des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence et infirmier de profession. Il a été le premier, à San Francisco — peut-être même dans tout le pays — à assumer publiquement son diagnostic de sida, dès 1981 ou 1982. Son nom de « sœur » était d’ailleurs très amusant : Sister Florence Nightmare — un jeu de mots avec Florence Nightingale, la célèbre infirmière britannique, pionnière des soins modernes, enseignée dans toutes les écoles primaires comme modèle de vocation féminine et de professionnalisme. Bobbi, lui, avait transformé ce symbole en Florence Cauchemar. C’était tout à fait dans l’esprit des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence : subversif, drôle, et profondément politique. Dès 1982, il a commencé à écrire une tribune dans les hebdomadaires gays, dans laquelle il racontait ses expériences avec la maladie. Il se montrait publiquement en tant que « personne atteinte du sida », et affirmait haut et fort qu’il ne fallait pas avoir honte. Il appelait à créer de la solidarité entre les personnes touchées, à cultiver la visibilité, à prendre la parole. Il défendait l'idée que les malades devaient pouvoir s’autodéterminer, et ne pas être réduits à des victimes silencieuses à la merci de l’expertise médicale. Bobbi est mort du sida en 1984, il avait 32 ans.
Remaides : En quoi San Francisco a-t-elle joué un rôle clé dans la réponse au VIH aux États-Unis ?
Pour commencer, il faut revenir un peu sur l’histoire de l’épidémie — ou plutôt de la pandémie. San Francisco et Los Angeles sont les deux villes où les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) ont repéré les premiers cas de pneumonie à pneumocystis et de sarcome de Kaposi, en 1981. C’est à partir de là qu’a commencé une prise de conscience : quelque chose d’anormal, d’inquiétant, était en train de se produire. Les experts estiment qu’à San Francisco, dès 1981, la moitié des hommes gays étaient déjà séropositifs — sans le savoir. L’épidémie avait donc commencé bien avant qu’on en ait conscience, et San Francisco a été l’une des premières villes du monde touchées de plein fouet. Mais en parallèle, San Francisco avait aussi une culture LGBTQI très développée, avec une longue tradition de militantisme, remontant au début des années 1950. Il existait déjà une histoire continue d’engagement, de luttes, de solidarité, et surtout de construction de communautés. Il y avait une société civile gay et lesbienne organisée, avec des petites entreprises LGBTQ, une économie locale capable de générer des fonds, des réseaux, des soutiens. Des quartiers entiers étaient habités en grande partie par des personnes LGBTQI : Castro, Folsom, South of Market, Polk, Mission — le quartier lesbien… Dans certains endroits, un tiers, voire la moitié des habitants faisaient partie de la communauté. Ce poids démographique donnait une légitimité politique pour exiger une réponse adaptée à la crise. Alors oui, l’épidémie de sida touchait aussi d’autres régions du monde, comme certaines capitales ou grandes villes d’Afrique subsaharienne, mais il n’y avait pas encore, dans ces endroits-là, les structures ni les conditions pour organiser une réponse immédiate. À San Francisco, on avait la chance d’avoir ces ressources : une communauté, une mémoire militante, des réseaux. Et cette solidarité s’est très vite activée et renforcée.
Remaides : On oublie souvent le rôle clé des lesbiennes dans la lutte contre le VIH et notamment au tout début de la crise…
Oui, parce qu’en 1981, on était encore en pleine période de clivage entre les gays et les lesbiennes. Mais à San Francisco, depuis les années 1950, il existait déjà une histoire de coalition entre les deux communautés. Même si les lesbiennes avaient de bonnes raisons d’émettre des critiques — souvent très justes — envers la culture gay masculine, on continuait malgré tout à collaborer sur des enjeux communs. On avait des contacts, des relations professionnelles, des amitiés. On travaillait ensemble dans les entreprises, dans les administrations de la ville. Et très, très rapidement, dès le début de la crise, la communauté lesbienne et les associations lesbiennes ont compris que c’était une catastrophe, et qu’il fallait intervenir pour aider leurs frères gays, qui étaient en train de mourir. Les débats politiques, les désaccords théoriques, les divisions profondes… tout ça pouvait attendre. L’urgence, c’était de s’occuper de cette crise. Et pour moi, c’était profondément touchant. Elles ont vraiment joué un rôle clé. C’était émouvant de voir ces lesbiennes — et aussi des femmes bisexuelles — qui avaient pourtant de très bonnes raisons de critiquer le sexisme des hommes gays, ou même simplement leur indifférence ou leur mépris, mettre tout cela de côté pour se mobiliser. Elles disaient : « Oui, ces critiques sont valables, mais en ce moment, on a autre chose à faire. » Parce que notre gouvernement laissait littéralement mourir les hommes gays. Et elles avaient bien conscience que, très bientôt, ce serait peut-être leur tour, à elles aussi, d’être visées. C’est leur bagage politique, leur expérience et leur expertise théorique, issues du féminisme, qui leur ont permis d’analyser immédiatement la situation avec une grande lucidité. Grâce à cet héritage intellectuel et militant, la communauté lesbienne a été capable de décrypter, dès les premiers moments, les mécanismes de persécution et d’oppression à l’œuvre. Leur capacité à repenser les systèmes de pouvoir a été déterminante.
Remaides : Vous avez déclaré dans des interviews que San Francisco était un peu « la capitale mondiale de l’homosexualité ». Qu’entendez-vous par là ?
San Francisco bénéficiait d’une culture LGBTQ+ publique déjà très affirmée, mondialement connue. Moi, j’aime bien dire, en anglais, que San Francisco était « the mothership of homosexuality » [« le vaisseau-mère de l’homosexualité », ndlr], comme dans les films de science-fiction avec le vaisseau-mère dans l’espace et tous les petits vaisseaux autour. Et ça jouait aussi un rôle fondamental : on avait déjà une culture très forte du « camp » [« camp » désigne une forme d’expression artistique ou esthétique marquée par l’exagération, le kitsch, l’ironie, le mauvais goût assumé, et souvent un humour décalé ou parodique. C’est une manière de célébrer, détourner ou renverser les normes culturelles dominantes, souvent avec flamboyance et provocation, ndlr], du sens de l’humour, même face à la tragédie. L’humour noir, l’autodérision, la moquerie des systèmes d’oppression… tout cela faisait partie intégrante de notre manière de résister. Il y avait une véritable infrastructure culturelle déjà en place : des journaux, des médias indépendants, des troupes de théâtre… Cette culture nous permettait de rendre visibles à la fois nos luttes politiques, nos réponses créatives, et nos souffrances. C’était essentiel.
Photo : Fred Lebreton
Remaides : On dit souvent aussi qu’en termes de traitements et d’accompagnement des personnes vivant avec le VIH, San Francisco était, dès le début de l’épidémie, en avance sur le reste du monde…
Oui, car à San Francisco, il existait déjà un véritable tissu médical engagé. Environ 20 % des médecins et du personnel soignant étaient des personnes ouvertement gays ou lesbiennes. Cela a permis une réponse immédiate et respectueuse à l’épidémie. Ce sont ces professionnels de santé qui ont lancé les premiers groupes de recherche communautaire, bien avant que les grandes institutions médicales ou le gouvernement ne s’en mêlent. San Francisco est ainsi devenue une sorte de laboratoire mondial dans la réponse au VIH. C’est là qu’a été conçu ce qu’on appelle aujourd’hui le San Francisco Model, un modèle unique aux États-Unis. Il faut dire qu’à l’époque, le pays n’avait pas de couverture santé nationale, et beaucoup de personnes n’avaient strictement aucun accès aux soins. Les malades étaient renvoyés à leurs familles — qui, dans le cas des hommes homosexuels, les avaient souvent rejetés — ou aux églises… qui ne voulaient pas non plus s’en occuper. Pendant ce temps-là, le gouvernement fédéral restait complètement indifférent. Il y a même eu un moment, vers 1983-84, où le budget de San Francisco pour la lutte contre le sida était trois fois supérieur à celui de l’État fédéral. C’est dire la volonté politique qu’il y avait dans la ville. Tout l’écosystème — la médecine, le militantisme, les communautés locales, la municipalité — s’est mobilisé pour reprendre les choses en main.
Remaides : Avez-vous des exemples en tête des débuts de ce modèle de San Francisco ?
Par exemple, Ward 86 a été l’un des premiers services hospitaliers dédiés au VIH aux États-Unis, dès 1983. Le Health Center No. 1, situé à deux rues du quartier de Castro, s’est aussi rapidement adapté pour accueillir les malades. Mais la médecine seule ne suffisait pas. Il fallait des bénévoles pour accompagner les malades, les aider à manger, à faire le ménage, à survivre au quotidien. Les parents n’étaient pas là. Les institutions non plus. Alors les associations communautaires ont pris le relais. Et très vite, les philanthropes et même certaines grandes entreprises de la région ont commencé à soutenir cette organisation inédite. Cette mobilisation a engendré une grande solidarité dans la ville de San Francisco, entre les personnes LGBTQI+ et les personnes hétéro-cisgenres. Tout le monde connaissait quelqu’un : un voisin, un collègue, un ami, un membre de la famille qui était malade. Il n’était plus possible de faire semblant. San Francisco avait aussi une tradition ancienne de militantisme. C’est là qu’a eu lieu la seule grève générale réussie aux États-Unis, dans les années 30. C’est une ville historiquement rebelle, qu’on surnomme parfois « la République populaire de San Francisco », en décalage avec la politique nationale. Donc, oui : c’était normal, presque logique, que la ville assume son rôle et décide de créer un modèle. Il y avait une conscience claire que « c’est à nous de le faire ». Avec les années 70 derrière, et l’effervescence LGBTQI+, San Francisco s’imaginait déjà comme un endroit à part, comme on le voit dans « Les Chroniques de San Francisco » d’Armistead Maupin. C’était un rêve, une promesse de liberté, un lieu où on pouvait arriver avec presque rien, et tout recommencer. À l’époque, on pouvait encore débarquer à San Francisco après la fac, avec trois sous en poche, trouver une colocation, militer, créer. Ce n’était pas encore la ville embourgeoisée qu’elle est aujourd’hui. Tous les deux ans, des centaines de jeunes LGBTQI+ venaient s’y installer, pour faire du militantisme, de l’art, de la culture. Moi, j’étais un peu plus âgé — j’avais 30 ans — mais j’en ai vu plein de ces jeunes de 20 ou 21 ans me dire : « J’ai choisi San Francisco, parce que c’est ici qu’il faut être pour se battre. »
Remaides : En quelle année êtes-vous arrivé à San Francisco ?
Je suis arrivé dans la région en 1979, puis à San Francisco même en 1988. Et je me souviens très bien de cette époque. Oui, c’était une période de traumatisme profond, mais aussi de création culturelle d’une intensité incroyable. Il y a eu une réponse de partout : écrivains, artistes, chorégraphes, cinéastes, journalistes… toute la scène culturelle s’est emparée de la situation avec une richesse folle. Je disais souvent aux jeunes autour de moi — ils avaient tous 20 ans à l’époque — : « Pour vous, ça paraît normal. Mais regardez bien, parce que vous êtes en train de vivre l’équivalent de la Rive Gauche à Paris en 1925, un moment culturel charnière. » Un jour, on écrira des livres sur cette époque. Dans 100 ans, on racontera ce qu’on a vécu ici, à San Francisco, dans ces années-là. Parce qu’on était en train de créer quelque chose de beau en réponse directe à la mort. C’était une lutte, mais aussi une affirmation de vie. C’est un peu comme si on avait pu documenter, en temps réel, la peste noire au Moyen Âge, mais cette fois-ci, avec les mots, les images, les voix, la mémoire. Eh oui, c’était douloureux. Eh oui, c’était terrible. Mais en même temps, on avait envie de vivre à fond, parce que la mort, on la voyait, juste là, de l’autre côté de la rue. J’avais un ami journaliste qui écrivait une tribune dans le Bay Times. Un jour, il a raconté avoir vu un graffiti sur un mur près du stade, qui disait : « First we mourn, then we fight, then we party up their butts. » [« D'abord on pleure, ensuite on se bat, et puis on fait la fête jusqu’à leur en coller plein le derrière », ndlr], Et c’était exactement ça, l’énergie du moment. Je ne suis pas nostalgique de cette époque. Pas du tout. Parce que franchement, j’aurais préféré garder mes amis. J’aurais préféré avoir vécu une vie banale, sans ces pertes, sans ce combat. Il y avait un slogan que je répétais à l’époque, c’était : « I’d rather be boring and have my friends back. » [« J’aimerais mieux être chiant et avoir mes potes avec moi », ndlr], Donc non, je ne cherche pas à mythifier cette période. Oui, elle était extraordinaire. Mais je n’échangerais pas une seule de ces expériences contre la vie de mes proches.
Remaides : Quelles œuvres culturelles vous ont le plus marqué lors de ces premières années à San Francisco ?
Je pense à une œuvre d’un artiste conceptuel, Nayland Blake, une personne racisée, incroyable artiste, très engagé à San Francisco à cette époque. Il avait fait une affiche : « In a dream, I saw you still alive and I was happy. » [« Dans un rêve, je t’ai vu encore en vie, et j’étais heureux », ndlr]. Je n’ai jamais pu l’oublier. Il a aussi fait un travail puissant autour du logo du Stud » [bar gay emblématique de San Francisco ouvert en 1966, ndlr]. Il a juste réarrangé les lettres pour que « STUD » qui veut dire « étalon » devienne « DUST » qui veut dire « poussière ». Une image bouleversante. Une autre œuvre m’a marqué : une grande affiche, presque vide, d’un brun foncé profond, avec, en orange, les paroles d’un vieux tube disco des années 70 de Thelma Houston : « Please don’t leave me this way. » [« S’il te plaît, ne me quitte pas comme ça », ndlr]. Je me suis mis à pleurer. Parce que j’étais là, sur la rue Castro en 1990, et ce morceau festif, joyeux, était devenu un chant de deuil. Et c’est ça, toute la richesse de cette culture queer. Une culture qui sait transformer, détourner, se réapproprier les codes. Parce qu’on avait été rejetés, exclus, expulsés… on avait appris à lire entre les lignes, à décoder les structures de pouvoir, à les retourner avec humour, tendresse, rage et grâce.
Remaides : En tant qu’historien et archiviste engagé dans la préservation des mémoires LGBT+ et dans la lutte contre le VIH/sida, comment percevez-vous les menaces que fait peser l’administration Trump sur le travail des chercheurs et chercheuses, et plus largement sur la conservation de ces histoires essentielles ?
Moi, je ne parle jamais de Trump. Je parle du régime MAGA [Make Amercia Great Again, ndlr]. Parce que lui, en soi, n’a aucune importance : ce n’est qu’un instrument, une marionnette au service des « techno-fascistes ». Vous connaissez l’expression tech bro ? Ce sont les « frères de la tech », des jeunes mecs hétéros du milieu technologique. Ces tech bros sont devenus que j’appelle des « broligarchs », des frères oligarques. Ce sont Elon Musk, Jeff Bezos, etc. — des figures de la tech transformées en « techno-fascistes ». Ce sont eux, en réalité, le vrai problème. Trump, lui, n’est qu’un clown. Il n’est que la marque. Ce n’est pas lui, l’entreprise derrière la marque. Il y a d’ailleurs un célèbre photomontage de John Heartfield, un grand artiste de la République de Weimar [le régime politique en place en Allemagne de 1919 à 1933, entre la chute de l’Empire allemand à la fin de la Première Guerre mondiale et l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, ndlr], réalisé en 1932. Il montre très bien comment les figures politiques ne sont que les façades : derrière, ce sont les millions de reichsmarks, c’est-à-dire l’argent, les oligarques, qui contrôlent tout. Pour moi, c’est toujours d’actualité. C’est pour ça que je parle du régime MAGA et pas simplement du mandat ou de l’administration Trump. Comme pour le régime nazi ou le régime de Vichy, on parle d’un bouleversement structurel : ce ne sont plus seulement des dirigeants d’un État démocratique, ce sont ceux qui ont remplacé la démocratie pour imposer un régime autoritaire. Le régime MAGA, c’est ça.
Photo : Fred Lebreton
Remaides : Comment analysez-vous cette soudaine et violente offensive anti LGBT+ ?
Ce qui est frappant, c’est qu’on a assisté, dès la première minute, à une sorte de grand autodafé [action de détruire par le feu, ndlr] numérique. Les sites internet de l’État fédéral ont commencé à effacer toute mention de l’histoire LGBTQI. C’est assez étonnant. Pour moi, paradoxalement, cela démontre — bien malgré eux — à quel point ils craignent notre histoire, sa puissance. Parce que notre histoire, c’est un outil : elle nous donne de l’estime de soi, elle fonde notre militantisme. Ils ont d’abord ciblé les lettres T et Q de LGBTQ. Pourquoi ? Parce que les personnes trans représentent environ 1 % de la population, ce sont déjà les plus marginalisées. Exactement comme Hitler : on commence avec ceux qui sont déjà mis à l’écart, déjà détestés par une partie de la population. On commence avec les cibles faciles. Mais ce ne sont que les premières cibles. Je me souviens d’un discours d’Harvey Milk, prononcé depuis la terrasse de l’Hôtel de Ville de San Francisco. Il parlait d’Anita Bryant — son opposante à l’époque, qui avait lancé la campagne « Save Our Children » [« Sauvez nos enfants », ndlr]. Il disait : « Elle s’attaque aux personnes gays maintenant, mais elle a une liste de courses. » L’idée, c’est que les conservateurs commencent avec les gays parce que c’est facile, mais ce n’est même pas leur cible finale. Alors évidemment, quand les attaques ont commencé contre les personnes trans, j’ai tout de suite dit : il faut défendre leur histoire, il faut défendre les personnes trans. Mais il faut aussi comprendre que ce n’est que le début. Ce n’est que la première cible, justement parce que c’est la plus vulnérable.
Remaides : Cette volonté de l’administration Trump de vouloir effacer l’histoire LGBT+ est une attaque directe à votre travail d’historien…
Oui, c’est profondément traumatisant. J’étais l’un des contributeurs du grand rapport de 1 200 pages sur l’histoire LGBTQ américaine, publié sous le président Obama en 2016. On avait enrichi les ressources du site du Service des parcs nationaux. Et là, tout a commencé : ils ont effacé les pages sur le monument national de Stonewall, supprimé toutes les références aux personnes trans et queer. Ce qui restait n’avait plus aucun sens : une sorte de ruine saccagée. Et à peine une semaine plus tard, ils ont fait disparaître tout le rapport, toute cette initiative de mémoire LGBTQI. Avant même d’adopter des lois ou des politiques concrètes, ils ont exercé une violence symbolique. Et les fascistes commencent toujours par-là : par les symboles. Par les livres. On brûle les livres. Et cette violence symbolique, c’est une manière d’annoncer que la violence réelle va suivre. Alors oui, c’était pénible. Voir ce travail disparaître du site des parcs nationaux, c’était dur. Mais en même temps, ce rapport est aujourd’hui hébergé sur des milliers d’autres sites. Tout le monde l’a repris. Paradoxalement, on parle plus de notre histoire qu’avant. Ça a mis en lumière son importance. Leur stratégie était donc complètement absurde.
Remaides : Que faire pour résister à cette censure ?
On a tourné la page de l’invisibilisation et du silence. On n’est plus dans les années 50, et on n’y retournera pas. Ils ne peuvent pas effacer notre histoire. Parce qu’elle est partout — grâce à nous. Et moi, je suis assez âgé pour ne jamais avoir fait totalement confiance au gouvernement fédéral. Je me suis toujours dit : un retour de bâton est possible. Ce qu’on a accompli pendant ces dix années, c’est bien, mais on ne peut pas se reposer.J’ai beaucoup travaillé sur Magnus Hirschfeld [médecin allemand et pionnier des droits LGBTQ+. Il a fondé en 1919 à Berlin le premier Institut de sexologie, détruit par les nazis en 1933, ndlr] et l’autodafé de la bibliothèque de son institut. J’ai même, dans ma propre bibliothèque, l’un des 45 livres qui ont survécu à cet autodafé, avec les tampons d’époque. Cette histoire, je l’ai toujours eue en tête. C’était l’une des raisons pour lesquelles on a voulu créer un réseau de centres d’archives : pour qu’on ne puisse jamais tout détruire. Ce temps-là est révolu. Ils ne peuvent plus effacer toute l’histoire LGBTQ comme on a détruit la bibliothèque de George Orwell [écrivain britannique célèbre pour ses critiques des régimes totalitaires, notamment dans 1984 et La Ferme des animaux, ndlr]. Chacun, aujourd’hui, possède ses propres archives. Des associations, des bibliothèques, partout dans le monde. C’est devenu impossible à faire disparaître. Leur acte, c’était un mépris symbolique. L’idée que notre communauté LGBT ne mérite même pas qu’on raconte notre histoire. Et donc, autant que possible, on tente de nous effacer de toutes les instances de l’État. Ensuite viennent les coupes dans les ressources, les subventions, la protection de l’État. Pour moi, c’est une offensive totale.
Remaides : Comment vivez-vous cette période ?
En tant qu’historien, en tant que théoricien queer, je vis chaque moment à deux niveaux : de l’extérieur, et de l’intérieur. Eh oui, c’est douloureux de voir mon travail — et celui de mes collègues — partir en fumée numérique. Mais, en même temps, je me suis demandé : qu’est-ce que ça signifie ? En tant qu’historien, j’ai analysé : quel est le sens, quels sont les effets de ces actes grotesques et épouvantables ? Je n’étais pas chez moi en train de pleurer. J’étais plutôt fasciné : Pourquoi cette peur ? Pourquoi avoir effacé notre histoire aussi vite ? Cela prouve qu’elle est puissante. Qu’on avait raison de dire qu’elle est une source de pouvoir. Et maintenant, on voit les fascistes à Washington chercher tous les moyens possibles pour retirer nos protections, supprimer les services, abolir les lois contre la discrimination, faire pression sur les universités, les juges, les chercheurs, les associations, pour qu’ils ne parlent plus de nous. On est passé de l’autodafé numérique à la suppression des ressources et services. Et la prochaine étape, c’est la violence contre nos corps.
Remaides : La violence physique ?
Oui. C’est clair que ce que fait le régime MAGA à Washington agit comme un feu vert donné à tous les cinglés violents qu’ils ont déjà déchaînés contre le Capitole en 2020. C’est une sorte de permission implicite : celle de frapper ses voisins. Alors, je ne dirais pas que j’ai peur. Mais j’en suis parfaitement conscient. Et c’est bien ce que j’ai discuté hier soir avec un ami avocat, qui dirige un think tank [laboratoire d’idées, ndlr] à Washington. Il m’a expliqué que l’un des problèmes, c’est que le service des federal marshals — la police des tribunaux fédéraux — dépend directement de la Maison-Blanche. Donc, il suffit d’un peu de pression sur un juge : publier son nom sur les réseaux sociaux, dire que c’est lui le problème... et en même temps, lui retirer la protection policière fédérale. Imaginez l’effet sur lui, sur sa famille — surtout si on divulgue son adresse. Ça, c’est du fascisme pur et dur. Est-ce que Musk et compagnie seraient capables de faire ça ? Évidemment. Ils en ont tous les moyens, tous les pouvoirs... et toute la psychopathologie nécessaire. Aucun doute là-dessus. S’ils doivent faire un peu de pression pour récupérer tout l’argent, ils le feront. S’ils doivent lancer tout un système de corruption et de violence pour servir leurs intérêts, eh bien d’accord : tant que les trois « techno-fascistes » oligarques [Musk, Zuckerberg et Bezos, ndlr] raflent tout, ils s’en fichent du reste. Ils ont leurs propres services, leurs propres hommes de main. Et maintenant, la Maison-Blanche vient de donner des pouvoirs accrus aux agents de sécurité privés liés à Musk. Ils ont désormais le droit de tirer sur des gens, de les arrêter, de les emprisonner — en tant qu’employés de Musk. On est en train de recréer une milice privée. Ça devient les chemises brunes [la milice du parti nazi, utilisée pour intimider les opposants. Elles symbolisent aujourd’hui l’extrême droite violente, ndlr]. Et quand je parle de « techno-fascistes », ce n’est pas une exagération.
Remaides : Après 45 ans à archiver l’histoire LGBT+, qu’est-ce qui vous motive encore aujourd’hui ?
Ce qui me motive, c’est de voir à quel point mon travail de 45 ans comme historien indépendant — ainsi que celui de tous mes collègues depuis les débuts — est essentiel. Depuis que nous retraçons l’histoire LGBTQ aux États-Unis, depuis le XIXe siècle parfois, on voit bien que notre histoire nous donne du pouvoir. C’est le moment de se remettre au travail, de créer encore plus de ressources, d’organiser des expositions, des congrès, des programmes, et surtout d’accompagner les jeunes militants. Malheureusement, comme pour le sida à une autre époque, cette situation politique vient souligner l’importance de ce travail dans ma vie. J’aurais préféré profiter d’une retraite tranquille, me consacrer à mes petites obsessions de notes de bas de page, faire ce qui me plaît… sans avoir l’impression que la maison est en flammes, que la bibliothèque brûle, et que c’est à mes collègues et moi de sauver le maximum de livres avant qu’ils ne soient détruits.
Remaides : Vous sentez que c’est une responsabilité ?
Oui, totalement. Il faut contenir, documenter, préserver notre histoire. Et comme à l’époque noire du sida, il faut aussi consigner ce qui se passe en ce moment, en tant qu’historien. Il s’agit de repérer tous les détails, tous les courants souterrains, pour laisser aux historiens de demain les matériaux nécessaires pour comprendre cette période atroce. Donc oui, j’ai encore du travail, ici à San Francisco, mais aussi ailleurs. Depuis quelques années, je parle de mon rôle comme d’une mission : celle d’un missionnaire de l’histoire LGBTQ. Ça me fait plaisir, par exemple, d’avoir été invité à parler à la Faculté d’histoire d’Oxford [au Royaume-Uni, ndlr]. Et dans la même période, j’ai aussi fait une communication sur l’histoire LGBTQ à Saint-Étienne. Mais pour moi, il n’y a pas de hiérarchie entre ces interventions. Oui, c’est amusant, en tant que prolétaire, de me retrouver à Oxford ou de faire une conférence à l’École du Louvre. Mais honnêtement, c’est moins important que d’aller discuter avec des militants dans les petites villes, en région, là où la lutte est quotidienne, là où les gens sont en première ligne. J’apprends beaucoup plus en échangeant avec ces militants de terrain qu’avec les grands universitaires d’Oxford. Oui, c’est agréable d’échanger avec des universitaires brillants, mais si on se demande ce qu’il faut faire aujourd’hui, si on cherche à savoir comment l’histoire peut nous aider à agir, alors il faut poser la question à celles et ceux qui sont là, sur le terrain, dans des régions où c’est encore difficile.
Propos recueillis par Fred Lebreton
Qui est Gérard koskovich ?
Photo : Fred Lebreton
Historien public et libraire spécialisé, Gérard Koskovich incarne depuis plusieurs décennies une figure centrale de la préservation de l’histoire LGBT+. Résidant entre San Francisco et Paris, il est l’un des membres fondateurs de la GLBT Historical Society, institution emblématique dédiée à la conservation et à la valorisation du patrimoine queer. À travers ses recherches et ses interventions publiques, Gérard Koskovich milite pour que les récits LGBT+ trouvent toute leur place dans l’histoire collective, en particulier dans les espaces urbains comme San Francisco, ville dont il a largement contribué à documenter les lieux historiques queer. Au-delà de ses travaux académiques, il met également son expertise de libraire au service des collectionneurs-ses et des institutions culturelles, participant ainsi à la transmission matérielle et symbolique d’un héritage souvent méconnu. Passionné par la culture LGBT+, l’historien intervient régulièrement dans les médias pour partager ses connaissances et éveiller les consciences sur les enjeux historiques et patrimoniaux de la communauté. Son engagement se traduit également par sa participation à des œuvres cinématographiques de référence : il apparaît notamment dans les documentaires We Were Here (2011), consacré à l’impact du VIH/sida à San Francisco, et Sex Is... (1993), qui interroge la diversité des expériences sexuelles humaines.