L’Actu vue par Remaides : « VIH en Malaisie : carnet de route vers l’après-Fonds mondial (5/5) »
- Actualité
- 06.10.2025
Anushiya Karunanithy, la responsable des relations internationales et des initiatives
spéciales au sein du Malaysian AIDS Council pose au siège de Mac le 13 juin 2025.
Photo : Laurence Geai.
Par Fred Lebreton
VIH en Malaisie : carnet de route vers l'après Fonds mondial, épisode 5
Du 9 au 13 juin 2025, une délégation française de journalistes s’est rendue à Kuala Lumpur, en Malaisie, à l’invitation de Coalition PLUS et de AIDES. Une immersion au cœur de la lutte contre le VIH dans un pays en pleine transition : la Malaisie ambitionne, en effet, de se passer totalement du soutien du Fonds mondial, d’ici 2028. La rédaction de Remaides était du voyage. Récit en cinq épisodes. Cinquième épisode à la rencontre de celles et ceux qui accompagnent les populations clés au quotidien.
Vendredi 13 juin 2025. Cinquième et dernier jour à Kuala Lumpur. Le petit déjeuner expédié, la valise ficelée et le check-out réglé, nous confions nos bagages à la réception avant de grimper dans le van. La ville défile, une dernière fois, derrière la vitre, moite et familière, pendant que nous filons vers le siège du Malaysian AIDS Council (MAC). Là, nous attend Anushiya Karunanithy, sourire lumineux et regard franc, pour une longue interview et quelques photos. Responsable des relations internationales et des initiatives spéciales au sein du MAC, Anushiya siège aussi au Conseil d’administration du Fonds mondial au titre des organisations non gouvernementales des pays en développement. Chez la militante, l’engagement communautaire n’est pas un slogan : c’est une colonne vertébrale. Tout son parcours s’est construit sur cette idée simple et exigeante : la santé ne se fait jamais sans les personnes concernées.
Un parcours forgé dans l’engagement communautaire
Anushiya Karunanithy raconte que sa première rencontre avec la lutte contre le VIH remonte à 2006 : « Une amie m’a présentée à une organisation communautaire. J’ai commencé en tant que bénévole, sans aucune idée précise de ce qu’était le VIH ni des enjeux de santé pour ma propre communauté. » Deux ans plus tard, un poste se libère, et l’équipe lui propose de devenir travailleuse communautaire auprès des personnes transgenres. « Je n’avais pas d’emploi à ce moment-là et, grâce au bénévolat, j’avais déjà appris beaucoup de choses. J’ai découvert que j’avais une passion pour l’entraide et j’ai dit oui. »
Pendant plusieurs années, elle s’implique dans WAKE, une ONG partenaire du Malaysian AIDS Council (MAC), puis devient responsable financière. « J’ai fait mes armes chez WAKE : d’abord sur le terrain, puis derrière un bureau, ce qui m’a permis de mieux comprendre comment fonctionnait une structure communautaire. » En 2011, le MAC reçoit son premier financement du Fonds mondial et souhaite renforcer l’implication des communautés dans ses programmes. « Ils m’ont vue participer aux ateliers et ils ont remarqué mon potentiel. Ils m’ont dit : "Pourquoi ne pas postuler ?" J’ai accepté et j’ai intégré le MAC en septembre 2011. Depuis, je travaille sur le programme qui concerne les travailleuses du sexe et les personnes transgenres. »
Transidentité : une santé reléguée au second plan par les réalités sociales
Quand on l’interroge sur les liens entre VIH et communauté trans, Anushiya Karunanithy répond sans détour : « Honnêtement, pour beaucoup de femmes trans en Malaisie, le VIH n’est pas une priorité. La priorité absolue, ce sont les soins d’affirmation de genre. » Elle se souvient que, avant de s’engager, elle-même n’y prêtait aucune attention : « Je ne savais rien du VIH avant 2006. Ce n’est qu’après avoir commencé comme bénévole que j’ai pris conscience de l’importance du dépistage, des moyens de prévention et des traitements. » Les discriminations quotidiennes pèsent lourd : « En tant que personne trans en Malaisie, juste vivre comme un être humain est déjà un combat. Accéder à l’éducation, trouver un emploi, avoir un logement, ce sont déjà des obstacles énormes. Même avec un master, certaines ne trouvent pas de travail. Alors la santé passe au second plan. » L’exclusion est si profonde que beaucoup se tournent vers le travail du sexe : « Certaines y vont par choix, mais beaucoup d’autres n’ont pas d’autre option. Elles ont essayé de travailler ailleurs et ont été rejetées dès l’entretien. » Dans ce contexte, parler de VIH devient secondaire : « Pour elles, si elles ont un peu d’argent, elles le consacrent d’abord à des soins d’affirmation de genre. Elles sont prêtes à tout dépenser pour cela, mais pas pour la santé. » L’accès à la Prep reste aussi limité : « Lors d’une consultation communautaire, elles nous ont dit : "Quand on prend la Prep avec les hormones, on se sent fatiguée, on a des sautes d’humeur, donc on arrête." Ce sont des effets indésirables bénins et temporaires, mais elles les attribuent à la Prep. Notre travail consiste à leur expliquer que ces traitements n’interagissent pas avec les hormones et qu’il faut laisser au corps deux semaines pour s’habituer. » Et malgré tout, la mobilisation reste là, portée par les associations : « Grâce aux accompagnatrices issues de la communauté, nous arrivons à amener certaines à se faire dépister. C’est difficile, mais pas impossible. »
Vue de Kuala Lumpur en juin 2025. Photo : Fred Lebreton.
L’après Fonds mondial, une équation périlleuse pour les communautés
Le départ programmé du Fonds mondial de Malaisie en 2028 demeure un défi pour la militante : « Actuellement, ce financement nous permet de faire beaucoup : le dépistage communautaire, la Prep, la distribution de préservatifs et de seringues, les traitements. Tout cela repose sur ce qu’on appelle le modèle des services différenciés ou DSD » [en anglais « Differentiated Service Delivery », une approche de santé publique qui vise à adapter l’offre de soins, de prévention et de traitement du VIH aux besoins spécifiques des personnes concernées, plutôt que d’appliquer un modèle unique pour tout le monde, ndlr]. Mais la prise en main par le ministère de la Santé a ses limites : « Ils reprennent les programmes, mais pas les frais de fonctionnement : loyer, eau, électricité… tout ce qui fait qu’une ONG peut exister et aller sur le terrain. » Anushiya insiste sur un point crucial : si les services ne sont pas intégrés, ils deviennent inefficaces. « Les personnes trans ne viendront pas dans un centre où elles n’ont pas accès aux soins d’affirmation de genre. Si vous combinez hormonothérapie, santé sexuelle et VIH, elles viendront. Sinon, elles resteront dehors. » Consciente que les coupes budgétaires sont probables, elle voit dans l’entrepreneuriat social une stratégie de survie : « Nous avons un plan sur dix ans pour être autonomes. Nous voulons pouvoir dire : "Même si un programme sur les droits humains ou le genre est menacé, nous pouvons le financer nous-mêmes." Les projets ne manquent pas : « Nous aimerions ouvrir une clinique inclusive, qui accueille les personnes trans pour les soins liés au genre et les hormones. Si elles trouvent un espace sûr, elles sont prêtes à payer pour ces services. Et nous travaillons aussi sur un service d’organisation d’événements, pour générer des revenus. L’idée, c’est d’arriver dans dix ans à ne plus dépendre des financements extérieurs. »
Kenny Yap (mobilisation des ressources, relations internationales et initiatives spéciales à Malaysian AIDS Council/MAC) et Raymond Tai, directeur de la clinique communautaire rattachée à la PT Foundation le 13 Juin 2025. Photo : Laurence Geai.
Fonds mondial : la Malaisie, bon élève, mais pas à l’abri des coupes
Léo Deniau, coordinateur du plaidoyer international à AIDES, présent lors de cet entretien, apporte des précisions : « La dernière partie de la subvention doit être votée en juillet [2025], mais nous ne connaissons toujours pas le montant précis », confie-t-il, en évoquant « des retards qui conditionnent déjà des coupes » et des arbitrages en cours. Pour lui, les risques sont bien réels : « Si, en novembre, l’objectif de 18 milliards de dollars sur trois ans n’est pas atteint, alors cela aura des conséquences dans tous les pays. On prépare déjà des scénarios de baisse pour limiter la catastrophe. » La Malaisie, poursuit-il, reste un cas particulier : « C’est la transition qui s’est le mieux passée : le ministère de la Santé a repris les rênes, y compris sur les programmes communautaires, et le Fonds mondial cite souvent cet exemple. » Mais la manne reste limitée : « C’est trois millions de dollars sur trois ans, juste pour soutenir les populations clés en attendant le passage de relais. » Même si le gestionnaire régional s’est voulu rassurant sur le maintien de ce financement, Léo Deniau insiste : « Ce n’est pas certain. Il y a de nombreux scénarios et rien n’est garanti. » Et le militant de prévenir : « Même si la Malaisie dispose d’un système plus résilient que d’autres pays, ailleurs, les effets seront dévastateurs. ».
Pour lire une interview de Léo Deniau sur les enjeux du Fonds Mondial.
Hisham Hussein, président du conseil d’administration de la PT foundation
et Raymond Tai, directeur de la clinique communautaire rattachée
à la PT Foundation 13 Juin 2025. Photo : Fred Lebreton.
« La PT Foundation, c’est un refuge. Nous avons vu défiler des milliers de vies que la société préférait ignorer »
En début d’après-midi, nous quittons le tumulte du centre-ville de Kuala Lumpur pour rejoindre Sentul, au nord de la ville. Cet ancien quartier ferroviaire mêle vie populaire indienne et malaisienne à une modernisation rapide avec résidences et lieux culturels. Là, derrière une façade sans éclat, se trouve un lieu qui a changé le cours de l’histoire du VIH en Malaisie : le siège de la PT Foundation. Fondée en 1987, à une époque où le premier cas de VIH venait à peine d’être déclaré dans le pays, cette organisation a été créée par des hommes gays et séropositifs qui se retrouvaient seuls face à la peur et au rejet. Ce qui fut au départ une poignée de volontaires tentant de s’entraider est aujourd’hui devenu la plus grande ONG communautaire malaisienne consacrée à la lutte contre le VIH et les discriminations. C’est là que nous rencontrons Raymond Tai, directeur de la clinique communautaire rattachée à la PT Foundation, et Hisham Hussein, président du conseil d’administration de la fondation. Hisham est de ces militants qui portent plusieurs décennies de combat sur leurs épaules : engagé en tant que bénévole dès la création de la PT Foundation (anciennement connue sous le nom Pink Triangle) en 1987. Il a aussi été pendant vingt ans secrétaire honoraire de la fondation, avant d’en devenir le président en 2022. Le militant nous raconte la force de cette structure qui n’a jamais cessé d’évoluer : d’abord pensée pour les gays touchés par le VIH, elle accompagne aujourd’hui également les travailleurs-es du sexe, les usagers-ères de drogues injectables, les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, les femmes transgenres et toute personne en quête d’un lieu où elle ne sera pas jugée. Dès 2005, alors que tout était interdit, la PT Foundation a mis en place, clandestinement, un programme d’échange de seringues, ouvrant la voie à une approche de réduction des risques, encore balbutiante dans le pays. « La PT Foundation, c’est un refuge. Nous avons vu défiler des milliers de vies que la société préférait ignorer », nous confie le militant.
La clinique communautaire : pionnière et fragile
La PT Foundation a ouvert dans ses murs une clinique de santé communautaire (Community Health Care Clinic ou CHCC) en 2018. On y propose dépistages, soins, accompagnement et écoute, le tout financé par un modèle économique hybride : 60 % de fonds privés, 20 % d’appui du ministère de la Santé, et une participation financière des patients-es pour les consultations afin que le centre puisse survivre. « Nous avions essayé la gratuité totale, mais au bout de deux ans, nous étions au bord du gouffre. Il a fallu trouver un modèle durable », explique Raymond. La PT Foundation est un sous récipiendaire du Fonds Mondial à travers MAC. Pour faire simple, dans chaque pays bénéficiaire, le Country Coordinating Mechanism (CCM), instance nationale de coordination du Fonds mondial, désigne un ou deux voire plusieurs récipiendaires principaux chargés de redistribuer les fonds à des sous-récipiendaires, le plus souvent des ONG ou des cliniques communautaires locales. En Malaisie, MAC est le récipiendaire principal, qui redistribue l’argent à d’autres organisations comme la PT Foundation.
Cette clinique de santé communautaire joue un rôle moteur : en 2018, la Prep y a été proposée pour la première fois en Malaisie, bien avant que le gouvernement ne l’introduise dans les structures publiques en 2023. Aujourd’hui, 600 personnes viennent ici pour leur Prep. La clinique était pionnière sur la Prep et ce succès a fini par convaincre le ministère de la Santé de lancer cet outil à l’échelle nationale. Mais le chemin est encore long : il faudrait cent mille usagers-ères de Prep pour avoir un véritable impact épidémiologique ; ils-elles ne sont aujourd’hui que dix mille dans tout le pays. Dans cette clinique, deux machines GeneXpert permettent de diagnostiquer rapidement les infections. La GeneXpert est une plateforme automatisée qui permet de détecter rapidement l’ADN ou l’ARN d’un microbe dans un échantillon (sang, liquide biologique…). Elle fonctionne grâce à une technique de biologie moléculaire appelée PCR en temps réel. En clair : on met un échantillon dans une cartouche fermée, on insère la cartouche dans la machine, et une heure ou deux plus tard, on obtient le résultat. Pas besoin de manipulations compliquées : tout est fait à l’intérieur de la cartouche. Chaque mercredi, la clinique est réservée aux femmes trans, et c’est aussi ici que se tiennent des groupes d’alcooliques anonymes ou encore un groupe de chrétiens gays rejetés par leurs églises. Un espace qui est à la fois centre de santé et refuge.
Religion, loi et homophobie : une triple chape de plomb
Derrière ces murs, pourtant, on sent en permanence le poids d’une société où tout ce qui touche à la sexualité semble cadenassé. La section 377 du Code pénal, héritée de l’époque coloniale britannique, interdit officiellement les relations sexuelles dites « contre nature », ce qui englobe les rapports anaux ou oraux, entre personnes du même sexe comme entre hétéros. Dans les faits, ce texte sert surtout à persécuter les personnes LGBT+. Les services secrets sont déjà venus ici, deux fois, pour « vérifier » si la fondation « encourageait l’homosexualité » nous racontent Hisham et Raymond. Dans ce contexte, beaucoup vivent dans le secret et la honte. Raymond nous raconte l’histoire tragique d’un médecin gay, marié à une femme, qui vivait son homosexualité dans la honte et le secret. Il est venu consulter bien trop tard : au stade sida, parce qu’il n’avait jamais osé parler de son orientation sexuelle à un médecin. Refusant de se soigner pour ne pas révéler son homosexualité, le médecin s’est insolé et a fini par mourir des suites du sida. En Malaisie, même certains couples hétéros viennent consulter à la clinique communautaire car ils ont des relations sexuelles hors mariage. En sortant de la PT Foundation, je repense à ce que nous a dit Hisham : « Nous faisons bien plus que soigner : nous offrons un endroit où chacun peut respirer. Et c’est parfois la seule chose qui compte. »
Margot Cherrid (chargée de relations presse et influence à AIDES), Léo Deniau (coordinateur du plaidoyer international à AIDES), Kenny Yap (mobilisation des ressources,
relations internationales et initiatives spéciales à Malaysian AIDS Council/MAC)
et Fred Lebreton (journaliste à Remaides/AIDES) posent au siège de MAC le 13 juin 2025.
Photo : Laurence Geai.
Au revoir Kuala Lumpur
Dans le hall de l’hôtel, valise à mes pieds, je regarde une dernière fois Kuala Lumpur à travers les vitres. La semaine s’achève comme elle a commencé : dans un tourbillon. Dans le taxi qui nous ramène vers l’aéroport, je laisse retomber la pression, partagé entre la fatigue et ce drôle de vertige qu’on ressent quand on quitte un endroit où l’on a beaucoup appris. Je repense à toutes ces rencontres qui continuent de résonner : le professeur Raja Iskandar et ses espoirs pour le Malaysian AIDS Council, Dhia, son vernis à ongle flamboyant et sa fierté militante, Farris et sa Prep vécue comme une liberté, Andrew, vivant avec le VIH depuis 1994, Darlina et Yukta, si solides face aux préjugés, Dina et son refuge pour les personnes trans, Lizri et son combat pour les usagers-ères de drogues, Anushiya, Kenny, Hicham, Raymond, et tous-tes les autres... Je repars avec leurs voix dans ma tête et cette certitude : derrière les chiffres et les rapports, ce sont toujours des histoires humaines qui tiennent le fil de cette lutte. Au revoir Kuala Lumpur.
Remerciements à toutes celles et ceux qui ont contribué à ce reportage par leurs témoignages, relectures, photos et appui logistique et plus particulièrement à : Léo Deniau (coordinateur du plaidoyer international à AIDES), Margot Cherrid (chargée de relations presse et influence à AIDES), Kenny Yap (mobilisation des ressources, relations internationales et initiatives spéciales à Malaysian AIDS Council/MAC), Shah Shamshiri (traducteur), Laurence Geai, (photojournaliste indépendante, collaboratrice régulière du Monde).