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    L’Actu vue par Remaides : « Kenny Yap : "La Malaisie commence enfin à ne plus ignorer les communautés et à s’attaquer aux vrais problèmes" »

    • Actualité
    • 10.09.2025

     

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    Kenny Yap, chargé-e principal-e de la mobilisation des ressources
    au Malaysian AIDS Council (MAC). Photo : Laurence Geai

    Par Fred Lebreton

    Kenny Yap : "La Malaisie commence enfin à ne plus ignorer les communautés et à
    s'attaquer aux vrais problèmes"

     

    Cap sur Sentul Timur, dans les hauteurs de Kuala Lumpur (Malaisie). Au 33e étage d’une tour moderne et élégante, Kenny Yap nous ouvre la porte de son appartement avec vue imprenable sur la ville. De son balcon, la capitale malaisienne s’étale sous nos yeux. À l’intérieur, l’activiste de la lutte contre le VIH et de la défense des droits humains nous accueille avec chaleur et accepte de partager une partie de son histoire. Entretien.
     

    Remaides : Pouvez-vous vous présenter ?
    Kenny Yap :
    Je m'appelle Kenny. Je suis une personne non-binaire qui vit en Malaisie. Mon pronom est iel [pour cette interview, Remaides a choisi l’écriture inclusive pour respecter la demande de Kenny] et j'ai 33 ans, cette année. Je travaille au sein du Malaysian AIDS Council (Mac) en tant que chargé-e principal-e de la mobilisation des ressources. Je suis chez Mac depuis maintenant trois ans.

    Remaides : Comment a commencé votre engagement dans la lutte contre le VIH ? Y a-t-il eu un moment clé ou une expérience personnelle qui vous a conduit-e à travailler pour le Malaysian AIDS Council ?
    Kenny Yap :
    L’histoire remonte à il y a douze ans. À l’époque, j’étais très dépendant-e du crystal meth [ou méthamphétamine cristallisée, une drogue de synthèse ultra-puissante, de la famille des amphétamines. Elle se présente sous forme de cristaux transparents ou bleutés, à fumer, sniffer, avaler ou injecter., ndlr]. Je pratiquais le chemsex. Mais j’ai eu un système de soutien fantastique : mes amis. Ce sont eux qui m’ont aidé-e à sortir de cette dépendance, qui m’ont offert un lieu sûr, et ce que j’appelle des soins attentionnés. Ils m’ont sorti-e de l’obscurité et m’ont accompagné-e jusqu’à ma guérison. Depuis ce jour, j’ai toujours voulu recréer cet espace sécurisant pour d’autres personnes dans la même situation qui n’ont pas de refuge ni de conseil pour demander de l’aide. C’est en 2021, au cœur de la pandémie de la crise Covid, que tout s’est concrétisé. L’Université de Malaya menait alors une recherche sur l’usage du chemsex et la faisabilité d’une intervention en ligne pour cette population, éloignée du soin. Elle a publié une annonce pour recruter un-e assistant-e de recherche et un-e chef-fe de projet. Une amie psychiatre, qui travaillait dans cette université, m’a transmis l’annonce en me disant que mon expérience du chemsex serait précieuse. J’ai postulé. Au départ, je n’ai pas été retenu-e pour le poste de chef-fe de projet, mais comme intervenant-e de terrain. Un mois plus tard, on m’a finalement proposé de diriger le projet. J’ai travaillé sur cette recherche pendant un an et demi, jusqu’à son terme. Mac faisait partie du consortium de recherche avec l’université, et la structure a vu la valeur de mon travail. Ils m’ont alors proposé de les rejoindre dans la lutte contre le VIH et j’ai accepté. C’est, je pense, le moment charnière de mon parcours.

    Remaides : En quoi consiste votre travail au sein de Mac aujourd’hui ?
    Kenny Yap :
    À l’origine, je travaillais sur la partie programme : je coordonnais les interventions à l’échelle nationale et je veillais à ce que les projets de Mac soient bien mis en œuvre sur le terrain avec nos partenaires. Puis, début 2024, on m’a proposé de changer de mission. En 2023, Coalition PLUS a organisé un grand événement en Malaisie : la semaine internationale du dépistage. Cela relevait du département d’Anu [Anushiya Karunanithy, responsable des relations internationales et des initiatives spéciales chez Mac, ndlr], qui m’a demandé de coordonner cet événement. Il incluait aussi le lancement de la plateforme régionale de Coalition PLUS pour l’Asie du Sud et du Sud-Est. Mes supérieures, Meg et Anu, ont remarqué mon aptitude à organiser des événements et mon talent pour la mobilisation de ressources. Elles ont donc réorienté mon poste vers la mobilisation de fonds. Aujourd’hui, je travaille à sécuriser des financements, tant au niveau national qu’international, pour assurer la pérennité de Mac et de nos programmes. Nous organisons des événements caritatifs de petite ou grande envergure. Je coordonne aussi les visites de délégations étrangères venues en Malaisie pour apprendre de notre expérience sur la réduction des risques et la prise en charge du chemsex.

    Remaides : Quelles sont les principales difficultés en matière de mobilisation des ressources pour les programmes VIH en Malaisie, notamment dans le contexte du recul du financement mondial ?
    Kenny Yap :
    Le principal défi est de convaincre les bailleurs de financer ce que l’on appelle aujourd’hui la crise mondiale du financement de la santé. Beaucoup de fonds sont redirigés vers d'autres priorités sanitaires. En Asie, cela devient un vrai défi. Ensuite, les coupes dans l’aide internationale et l’incertitude autour des financements globaux rendent les démarches très complexes. L’Afrique et l’Asie ont un besoin critique de financements pour la santé, mais les coupes actuelles nous font reculer. Cela compromet les avancées que nous avons mises tant de temps à obtenir.

     

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    Kenny Yap, chargé-e principal-e de la mobilisation des ressources
    au Malaysian AIDS Council (MAC), dans les locaux de l’association, à Kuala Lumpur.
    Photo : Laurence Geai

     

    Remaides : Quelles sont, selon vous, les initiatives communautaires les plus prometteuses sur le terrain, notamment auprès des populations clés ?
    Kenny Yap :
    Pour moi, les distributions de matériel de prévention ou de réduction des risques sauvent des vies et réduisent efficacement les nouvelles infections au VIH. Autre levier essentiel : les programmes dirigés par les pairs-es. Ce sont les membres de la communauté qui savent ce dont elle a besoin. Ils parlent en son nom. Cela fait une énorme différence, comparée à des acteurs extérieurs qui prétendent savoir ce qui est bon pour nous. Nous comprenons nos souffrances, nos besoins, nos réalités. Ces deux approches sont essentielles.

    Remaides : En tant que personne non-binaire travaillant dans un contexte social relativement conservateur, quels défis personnels ou professionnels avez-vous rencontrés, et comment les avez-vous surmontés ?
    Kenny Yap :
    Je vais vous raconter une histoire. Je suis sorti-e du placard deux fois. La première fois, j’avais 17 ans. Je me suis présenté-e comme un homme gay cisgenre. À cette époque, en Malaisie, c’était très stressant. J’ai longtemps douté de qui j’étais. Puis j’ai voyagé, rencontré des gens, exploré le monde. Et j’ai appris, pardonnez-moi l’expression, à me foutre de ce que les autres pensaient. J’ai décidé de vivre en accord avec ce que je crois juste. Je ne remets pas en cause la morale ou les croyances religieuses des autres. Mais tant que ce que je fais ne nuit à personne, le regard des autres ne m’atteint pas. Professionnellement, le vrai défi, ce sont les moments où je suis mégenré-e [attribuer à une personne un genre qui ne correspond pas à son identité de genre, ndlr]. On me prend souvent pour « monsieur », on utilise des titres genrés. J’explique simplement : « Je n’ai pas besoin de titre, appelez-moi Kenny. » Quand vous ne connaissez pas le genre d’une personne, vous dites juste son prénom. C’est aussi simple que ça.

    Remaides : Et le regard sur les personnes non-binaires ou trans, souvent très stigmatisées, comment le vivez-vous ? Etes-vous soutenu-e par vos proches ?
    Kenny Yap :
    Ma famille est incroyable. Je leur ai fait mon coming out à deux reprises. La première fois, à 17 ans, ils ne comprenaient pas. Ils sont issus d’une famille chinoise conservatrice. J’étais flamboyant-e, très frontal-e : j’ai amené mon partenaire de l’époque à dîner et j’ai dit : « Je suis gay, voici mon compagnon. » Forcément, ça a explosé. Avec le recul, je me suis dit que j’aurais dû faire différemment. Je ne voulais pas leur imposer mon identité, juste qu’ils la reconnaissent. Alors j’ai pris un autre chemin. J’ai emmené ma grand-mère dans des bars gays, j’ai présenté mes amis queer à ma famille. Je voulais qu’ils voient que notre vie n’était pas si différente. Juste des gens qui s’aiment autrement. Petit à petit, ils ont compris. Ma grand-mère a même été surprise en découvrant des toilettes non genrées : je lui ai dit : « Ne t’inquiète pas, ici tout le monde est gay, tu es en sécurité. » Elle a fini par comprendre.

    Remaides : Comment s’est passé votre coming out en tant que personne non-binaire ?
    Kenny Yap :
    C’est plus récent, en 2021. En pleine introspection. Des amis me demandaient souvent : « Tu es sûr-e que tu n’es pas trans ? » Parce que je m’habille de façon très féminine. Mais moi, je suis à l’aise dans mon corps, je ne veux pas faire de transition. Pour moi, le genre n’est pas binaire, c’est une ligne grise. Je l’ai d’abord dit à mes amis, puis à mon partenaire, rencontré en 2013. À l’époque, j’étais encore identifié-e comme un homme gay cis. Je craignais sa réaction, mais il m’a accepté-e tel-le que je suis. Ensuite, je l’ai annoncé à ma famille. Ils m’ont demandé si j’allais faire une transition en Thaïlande. J’ai dit : « Non, ce n’est pas ce que je veux. Je suis juste une personne sans genre défini », et ils ont fini par l’accepter. Pour eux, je suis toujours leur Kenny, juste un peu excentrique.

    Remaides : Subissez-vous des discriminations dans la rue ? De la part de la police ?
    Kenny Yap :
    Honnêtement, non. Parfois, des gens me regardent de travers, mais rien de violent. Les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. Je les ignore. Je n’ai jamais été harcelé-e par la police. Au contraire, des gens m’abordent pour complimenter mon style. Mais au sein même de la communauté LGBTQ, en particulier gay, les personnes non-binaires sont peu reconnues. On nous trouve « fabuleux-ses », mais on ne nous intègre pas vraiment. Il y a une séparation entre gays, personnes trans et non-binaires, même entre trans et non-binaires. J’aimerais que cela change, mais ce n’est pas pour tout de suite, surtout dans un milieu très dominé par des hommes gays cisgenres. J’espère que d’autres personnes non-binaires prendront la parole. Je ne veux pas qu’on veuille me ressembler, juste qu’on comprenne qu’on peut vivre librement, comme moi.

    Remaides : Et dans les lieux LGBT+ (bars, clubs, etc.), j’ai lu des affaires de descentes de police et de violences…
    Kenny Yap :
    J’ai connu une descente de police, mais pas de violence. Vous avez sûrement lu l’article sur la descente pendant Halloween, il y a deux ans. C’était une soirée queer, un espace sûr pour s’exprimer. Mais des concurrents locaux ont dénoncé la fête à la police, en parlant de drogue et de drag queens. La police et les autorités religieuses sont intervenues sans mandat, malgré une autorisation officielle pour l’événement. C’était un coup politique : les élections approchaient et il fallait « montrer l’exemple ». Ils ont ciblé les hommes habillés en femmes, les musulmans buvant de l’alcool ou embrassant quelqu’un du même genre. Beaucoup d’activistes et drag queens ont été arrêtés. C’était un cauchemar. Moi, je n’étais pas là ce soir-là. On faisait une petite soirée Halloween privée entre amis dans un appartement. Ce genre de descentes ne sont pas fréquentes, mais il y en a tous les six mois, juste pour faire passer un message.
     

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    Kenny Yap, chargé-e principal-e de la mobilisation des ressources au
    Malaysian AIDS Council (MAC), à son domicile à Kuala Lumpur.
    Photo : Laurence Geai

     

    Remaides : Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir aujourd’hui dans la lutte contre le VIH en Malaisie ?
    Kenny Yap :
    C’est de voir des gens comme les personnes du ministère de la Santé, ou encore la professeure Adeeba Kamarulzaman [première présidente asiatique de l’International AIDS Society (IAS), ndlr], ou le Dr Raja Iskandar [lire notre interview LIEN, ndlr] et d’autres universitaires, nous soutenir. Ils nous écoutent, nous donnent une voix. La tendance des nouvelles infections augmente chez les jeunes des populations clés. Mais cette fois, le gouvernement réagit, renforce le dépistage, introduit l’éducation sexuelle dans les écoles. C’est encourageant. La Malaisie commence, enfin, à ne plus ignorer les communautés et à s’attaquer aux vrais problèmes. C’est un vrai motif d’espoir. J’ai vu d’autres pays sans soutien de leurs autorités. Je suis heureux-se que la Malaisie ne suive pas ce chemin.

    Mac : un pilier communautaire face au VIH en Malaisie

    Fondé en 1992, le Malaysian AIDS Council (Mac) est l’organisme faîtier (qui chapeaute d’autres organisations du même secteur) qui coordonne la riposte communautaire au VIH dans tout le pays. Créé à l’initiative du ministère de la Santé, il regroupe aujourd’hui 38 ONG partenaires, actives dans la prévention, le dépistage, le soutien psychosocial et la réduction des risques auprès des populations clés : travailleuses et travailleurs du sexe (TDS), usagers-ères drogues, hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, personnes transgenres et personnes vivant avec le VIH. Mac joue un rôle central dans le plaidoyer national, le financement des programmes communautaires et la lutte contre la stigmatisation. Il agit également comme interface entre les autorités publiques, les ONG locales et les bailleurs internationaux. En collaboration avec ses partenaires, Mac promeut un accès équitable aux traitements et services de santé, tout en défendant une approche fondée sur les droits humains et la participation active des communautés concernées.