L'Actu vue par Remaides : « On m’a traité comme un pestiféré » : Jordan témoigne de la sérophobie au travail
- Actualité
- 03.10.2025
Image : Studio Capuche
Par Fred Lebreton
"On m'a traité comme un pestiféré" : Jordan témoigne de la sérophobie au travail
En situation de handicap depuis sa naissance, Jordan, 31 ans, a été diagnostiqué séropositif au VIH en juin 2024. En décembre de la même année, le jeune homme, originaire d’Annecy, est poussé à la démission, après avoir subi un harcèlement sérophobe de la part de son employeur. Aujourd’hui, Jordan mène un combat judiciaire courageux pour faire reconnaître ses droits et témoigne d’un parcours marqué par la résilience et la volonté de défendre les travailleurs-ses en situation de handicap. Entretien.
Remaides : À quel moment avez-vous pris conscience de votre handicap ?
Jordan : À l’âge de 9 ans, mon médecin qui me suivait depuis ma naissance m’a orienté vers un spécialiste qui a découvert que je souffrais d’un retard mental lié à un chromosome Y en plus : syndrome du XYY. C’est un handicap invisible ; physiquement, on ne le perçoit pas, mais qui m’empêchait de me concentrer à l’école. On m’a alors prescrit de la Ritaline [un médicament qui peut contribuer à améliorer l’attention, la concentration et permet de limiter les comportements impulsifs, ndlr]. J’ai toujours eu un suivi médical à l’école. Depuis mes 18 ans, c’est mon psychiatre, dans le privé, qui m’a pris en charge. Et à 25 ans, j’ai pu arrêter mon traitement avec son accord.
Remaides : Votre situation de handicap a-t-elle été un frein à votre vie professionnelle ?
Non, j’ai toujours travaillé. J’ai touché mes premières rémunérations à 17 ans lors de mes stages en maraîchage et espaces verts avant de choisir ma voie professionnelle. Ensuite, j’ai intégré un ESAT [établissement et service d'accompagnement par le travail. Une structure qui offre aux personnes en situation de handicap des activités diverses à caractère professionnel et un soutien médico-social et éducatif en vue de favoriser leur épanouissement personnel et social, ndlr]. C’est un établissement du champ médico-social, mais on y travaille souvent à temps plein, sur 35 heures. Et pendant trois ans, j’ai travaillé dans le secteur maraîchage. Suite au déménagement de mes parents sur Annecy, j’ai intégré un autre ESAT qui regroupait plusieurs activités. J’étais d’abord dans l’atelier spécialisé pour la fabrication de boîtiers qui contrôlent la sécurité électrique pour les transformateurs électriques. C’est l’unique atelier en France qui assure l’ensemble de la fabrication, de A à Z. Il assure également les livraisons _ dans toute la France. Après cette expérience, j’ai voulu changer de voie et me tourner vers la cuisine. J’ai fait un stage d’un mois sur le même site, à la cuisine centrale où travaillent également des personnes en situation de handicap. Le stage s’est très bien passé et, à l’issue, on m’a proposé le poste en Contrat de soutien et d’aide par le travail. J’ai travaillé plusieurs années sur ce site, toujours en cuisine. Durant cette période, on a changé huit fois de chef. Pour nous travailleurs, c’était très dur de s’habituer à chaque changement. La dernière personne arrivée à ce poste était une femme. Dès le départ, je l’ai trouvée étrange avec moi.
Remaides : Que s’est-il passé ?
Elle me parlait comme si j’étais un enfant, et parfois pire, comme si elle parlait à son chien. J’avais la forte intuition qu’elle était homophobe. Ses regards envers moi étaient malveillants. À un moment, je me suis dit : « Je m’en fiche de ce que les gens peuvent penser de moi. On a bien le droit d’aimer qui on veut ». Petit à petit, j’ai senti que je n’étais pas à ma place dans l’entreprise. J’ai demandé à travailler en détachement dans un restaurant qui employait des personnes en situation de handicap sur Annecy. Et l’ESAT a accepté. À la fin de ma période de détachement quand cette cheffe a appris ma séropositivité, les choses se sont fortement dégradées.
Remaides : Dans quel contexte avez-vous découvert votre séropositivité ?
En juin 2024, mes parents étaient partis en vacances avec ma sœur dans le sud. J’ai eu des fortes fièvres : 40°, 42° pendant plusieurs jours et je ne mangeais pratiquement plus. J’ai perdu 10 kilos ! Je me laissais complètement aller : je n’avais plus la force de me lever, de faire quoi que ce soit. J’avais très mal de partout. C’est à ce moment-là que j’ai alerté ma mère. Je lui ai dit : « Maman, je ne me sens pas bien. J’ai de la fièvre. Je n’arrive plus à manger. Je me sens très faible. » Ma sœur, qui travaille à l’hôpital, a fait le rapprochement. Elle a effectué les démarches pour que le SAMU intervienne alors que mon frère était venu veiller sur moi et aussi le temps que ma sœur et son mari ramènent mes parents en pleine nuit, chez moi. C’est à l’hôpital qu’ils m’ont fait une prise de sang et qu’ils ont diagnostiqué que j’étais séropositif. Le service du Cegidd m’a pris en charge de suite. J’ai bénéficié rapidement du traitement pour le VIH. Pendant un mois, je suis resté chez mes parents qui ont pris soin de moi car je ne pouvais rien faire tellement j’étais affaibli. Le virus a été très virulent. J’ai ensuite été en arrêt maladie pendant six mois, du fait de mon état de santé. Durant cette période, j’étais en détachement à Annecy. J’étais en arrêt maladie. À la fin de mon contrat, en août, j’ai eu un rendez-vous pour le bilan avec la responsable du restaurant, une personne de l’ESAT et ma mère qui m’accompagnait. J’ai préféré être honnête avec eux et je leur ai annoncé que j’avais contracté le VIH.
Remaides : Que s’est-il passé à la suite de cette annonce ?
Mon contrat n’a pas été renouvelé car la responsable a prétexté une mauvaise situation financière de son affaire. Elle a expliqué que je ne lui convenais pas suite à un différend entre nous deux et en plus maintenant il y avait le VIH. C’était la fin du contrat. La représentante de l’ESAT m’a dit qu’elle devait en parler avec le directeur de l’établissement car ils n’étaient pas sûr de me reprendre à cause de mon virus. Nous étions tellement abasourdis, ma mère et moi, que nous sommes partis sans dire un mot. En septembre 2024, j’ai un rendez-vous à l’ESAT avec le directeur, la cheffe cuisine et la référente du détachement. On me propose un poste de magasinier. Le directeur m’a dit qu’ils avaient longuement réfléchis tous ensemble et qu’il n’avait que cela à me proposer. J’ai essayé d’expliquer : « Voilà, j’ai contracté le VIH mais je prends un traitement quotidien ». Je leur ai précisé que les traitements actuels étaient très efficaces, qu’on n’était plus dans les années 80 et que le VIH ne se transmettait pas par une simple poignée de main. J’ai insisté sur le fait qu’en prenant correctement mon traitement, je prenais toutes mes précautions pour ne pas transmettre le virus. Avant de partir, j’ai insisté sur la confidentialité de cet échange et sur le respect du secret professionnel. Je leur ai bien dit que je ne voulais pas que mon statut sérologique soit divulgué à d’autres personnes. Eux aussi m’ont demandé de ne rien dire à mes collègues vu leur fragilité : ce que j’ai respecté.
Remaides : À quel moment avez-vous commencé à ressentir des attitudes discriminatoires liées à votre statut sérologique, et sous quelle forme cela s’est-il manifesté ?
J’ai repris le travail une semaine après cet entretien et, dès le premier jour de mon retour, j’ai vécu un véritable enfer avec la cheffe de cuisine. Je ne vous raconte pas les horreurs qu’elle me disait, ni la manière dont elle me traitait, comme si j’avais la peste. Le premier jour, elle m’a attrapé en me disant : « Tu vas mettre des gants, une charlotte, des sur-chaussures, un masque… ce sont des procédures de sécurité de magasinier ». Alors que j’étais cuisinier polyvalent, ils m’ont mis au placard en prétextant : « Nous, on prend nos précautions. Je leur ai répondu que ce n’était pas comme ça que le VIH se transmettait et qu’il fallait arrêter de me traiter comme un pestiféré. La cheffe m’a même montré une ligne au sol en disant : "Tes collègues n’ont pas le droit de la dépasser et toi non plus. «Comme si j’étais hautement contagieux. Pendant plus d’une semaine, j’ai subi ce genre de traitement. Je n’avais pas le droit de prendre la pause avec mes collègues et surtout je devais sortir du bâtiment, si besoin. « Si tu n’es pas content, tu peux partir ! C’est comme ça et pas autrement ! » me disait ma cheffe. Le dernier jour, cela a failli dégénérer. Elle est arrivée par derrière moi, par surprise, et m’a pris par le col. J’ai bien failli perdre mon sang froid. Heureusement, un collègue éducateur est intervenu à ce moment-là. Elle m’a emmené dans une salle où m’attendait le directeur ! Là, ils m’ont hurlé dessus, affirmant que je me comportais mal et que ça ne pouvait plus durer. J’étais tellement choqué et à bout que je suis parti de l’ESAT.
Remaides : Combien de temps a duré cette situation ?
Le lendemain, j’ai vu en urgence la médecine du travail pour raconter mon calvaire. Elle a fait un mail au directeur pour comprendre cette situation. Ensuite, j’ai été convoqué à l’ESAT pour éclaircir la situation avec lui, la cheffe, et deux autres personnes. Ma mère m’a accompagné. Là, c’était un cauchemar ! Le directeur me criait dessus : il était hors de lui parce que j’avais signalé les faits à la médecine du travail. Il a dit que ce n’était pas la réalité de ce qui s’était passé, que je devais revenir sur mes dires auprès du docteur, que le VIH n’était pas un problème pour lui... Ma mère s’est effondrée. Elle pleurait et moi je me retenais pour ne pas exploser. Nous étions tellement abasourdis que nous sommes partis. Le lendemain, j’ai appris que l’équipe encadrante de la cuisine avait eu une réunion avant ma reprise à l’ESAT pour être informée de mon VIH et des mesures de sécurité pour ne pas être infecté alors que je leur avais demandé de ne pas divulguer mon état de santé à d’autres personnes. La situation était insupportable à vivre au quotidien. Au bout de dix jours, j’ai dit à ma mère que je voulais démissionner pour cause de discrimination et de harcèlement moral. Mon médecin m’a tout de suite mis en arrêt de travail. Et j’y suis resté jusqu’en avril 2025. J’étais très mal moralement et physiquement, mais heureusement j’ai eu le soutien de ma famille, de mes amis et surtout de l’équipe du Cegidd de l’hôpital.
Remaides : Que s’est-il passé à l’issu de votre arrêt maladie ?
En avril 2025, j’ai retrouvé un emploi, mais pour pouvoir travailler dans le milieu ordinaire, il fallait que je démissionne de l’ESAT. J’ai envoyé ma lettre par courrier recommandé. Au départ, je voulais la remettre en mains propres pour voir leur réaction, mais ma mère m’a conseillé de l’envoyer par la Poste. Finalement, j’ai pris une copie de ma lettre de démission et je me suis rendu directement sur place. Je voulais d’abord la remettre à la cheffe cuisinière. Elle a refusé de la prendre et de la signer. Je lui ai dit clairement : « Attention, si vous ne signez pas, on va se retrouver au tribunal. » Ensuite, je suis monté dans les bureaux et le directeur qui était parfaitement au courant de la situation m’a reçu. C’est d’ailleurs lui qui avait divulgué mon état de santé à tout le monde. Quand il a lu ma lettre de démission, il m’a répondu que ce n’était pas justifié et il a nié la réalité des faits. Je lui ai alors dit que j’avais des témoins prêts à attester de ce qui s’était passé. Je lui ai rappelé que j’avais été mis au placard, que j’avais subi du harcèlement moral et de la discrimination du fait demon VIH, qu’ils n’avaient jamais travaillé dans une logique d’inclusion, et qu’ils m’avaient traité comme un chien. Je lui ai rappelé aussi qu’il avait rompu le secret médical. Et j’ai ajouté : « Si vous ne signez pas, je retournerai à la police pour signaler que vous refusez ma démission. » C’est à ce moment-là qu’il a signé. Je lui ai répondu en partant : « On se retrouvera au tribunal ».
Remaides : Une fois que vous avez démissionné, quelles démarches avez-vous engagées pour défendre vos droits ?
J’ai déposé plainte à la gendarmerie. J’ai fait le signalement à la médecine du travail et à l’Inspection du Travail. J’ai pris aussi rendez-vous avec les services de la Défenseure des droits et la MDPH [maison départementale des personnes en situation de handicap, ndlr). Grâce à l’équipe de AIDES d’Annemasse, qui me soutient beaucoup moralement dans mon combat contre cette discrimination sérophobe, j’ai pu engager un avocat qui traite des affaires similaires. Toutes ces démarches prennent beaucoup de temps et d’énergie. En décembre 2025, cela fera un an. Cela commence à être long. J’ai appelé la gendarmerie, la semaine dernière. L’agent m’a expliqué que tant qu’ils n’ont pas reçu le dossier de l’inspection du Travail, ils ne peuvent pas ouvrir d’enquête. Il m’a assuré qu’aussitôt le dossier transmis, ils s’y mettraient immédiatement. L’inspectrice du Travail m’a contacté il y a quelques jours. Elle m’a dit que l’enquête était bientôt terminée et qu’elle allait bientôt tout transmettre à la gendarmerie. Elle va me tenir informé de la fin de l’enquête. Normalement, ça devrait aller plus vite après. J’espère vraiment que la procédure va avancer rapidement. Quand je me suis rendu à l’inspection du Travail, j’ai raconté tous les faits. Le témoin qui m’accompagnait a confirmé, tout comme ma mère qui avait assisté aux rendez-vous. Une semaine plus tard, l’inspection m’a rappelé pour me rassurer : « Ne vous inquiétez pas, on s’est mis en lien avec d’autres organismes pour travailler ensemble ». L’enquête risque d’être longue. Et en attendant prenez soin de vous ! Cela m’a beaucoup réconforté. Enfin on me croit, j’ai bien subi de la discrimination à cause de mon VIH.
Remaides : Comment vivez-vous aujourd’hui ce combat juridique ?
Quand j’ai démissionné, comme j’étais travailleur handicapé dans un ESAT, je n’avais pas le droit de toucher le chômage. Je me suis mis dans une situation financière très précaire à cause d’eux, mais je ne voulais pas rester dans l’ESAT. J’avais dit à ma mère : « Si je reste, il va arriver quelque chose entre elle et moi. Ill va se passer des choses que je vais regretter plus tard. Mais ce sera sa faute, parce qu’elle m’aura poussé à bout. » Je suis très stressé et, comme je suis fumeur, je fume de plus en plus : entre deux et trois paquets par jour. Mais tant que le procès n’a pas lieu, je ne peux pas vraiment me faire aider. Le stress est trop fort. Aujourd’hui, j’ai un CDD comme saisonnier dans une pizzeria familiale, où je fais quelques heures en fin de semaine, j’ai une petite paie, je perçois l’AAH [L'allocation aux adultes handicapés, ndlr], et une prime d’activité par la CAF, mais ce n’est pas suffisant. Actuellement, la CAF [Caisse d'allocations familiales, ndlr] a coupé mes aides lors d’un contrôle car il y a eu une erreur de déclaration de revenus. J’étais en arrêt maladie, puis j’ai recommencé à travailler. Et il fallait différencier les sommes et cocher les bonnes cases. Je suis fatigué et stressé de tout cela, procédures, travail, santé… mais j’ai dit à ma mère : « Je n’ai pas le choix, j’ai besoin d’argent ; j’ai besoin de payer mon loyer. » Je me sens en toute confiance. Jesais travailler. Trouver un emploi stable comme tout le monde serait le top. Je serai apaisé quand tout sera fini avec la justice.
Remaides : Qu’est-ce qui vous donne la force de continuer ?
J’ai envie de témoigner de mon histoire, de tout ce que j’ai subi depuis mon enfance d’abord les discriminations liées à mon handicap, puis celles liées à mon homosexualité et ma séropositivité. J’ai commencé à écrire un livre sur mon ordinateur. Écrire me fait du bien. Tant que mon affaire ne sera pas passée en procès, je ne serai pas en paix. Et une fois que la justice aura tranché, une fois que les responsables auront été punis par la loi, j’aimerais vraiment raconter ce que j’ai vécu et expliquer ce que c’est d’être un travailleur en situation de handicap. Nous avons tous droit à un travail décent. Nous, travaillons 35 heures par semaine comme tout le monde. Je ne comprends pas pourquoi, lorsqu’une personne valide a un problème, elle a le droit de toucher le chômage, alors que les personnes en situation de handicap n’y ont pas accès. Parfois, j’en parle avec mon meilleur ami. Je lui dis que j’aimerais bien me présenter comme délégué syndical pour défendre les droits du travail des personnes en situation de handicap.
Propos recueillis par Fred Lebreton
Merci à Jordan et Marie-Claude.
Comment contacter la Défenseure des droits?
La Défenseure des droits est une autorité indépendante de l’État, chargée de protéger les droits et libertés et de veiller au respect de l’égalité. Elle peut être saisie gratuitement par toute personne s’estimant victime de discriminations, que ce soit dans l’emploi, le logement, l’accès aux soins ou aux services publics comme privés, du fait de son origine, vraie ou supposée, de son sexe, de son état de santé ou de sa situation de handicap. Pour la contacter, plusieurs options existent : remplir un formulaire en ligne, écrire directement par courrier (sans affranchissement) à Défenseur des droits, Libre réponse 71120, 75342 Paris CEDEX 07, ou encore prendre rendez-vous avec un-e délégué-e territorial-e présent-e dans de nombreuses villes de France.