L'actu vue par REMAIDES : "Croi 2024 : le savoir, c’est le pouvoir !"
- Actualité
- 04.03.2024
© Bruno Spire
Par Bruno Spire et Fred Lebreton
Croi 2024 : le savoir, c’est le pouvoir !
La plus grande conférence scientifique américaine sur le VIH, les hépatites et les infections opportunistes (Croi) se tient à Denver (États-Unis) du 3 au 6 mars 2024. Comme chaque année, la rédaction de Remaides vous propose une sélection des temps forts et des infos clefs avec nos envoyés spéciaux : Bruno Spire et Fred Lebreton. Retour sur la plénière d’ouverture de cette 31ème édition de la Croi.
Un ours bleu en guise d’accueil !
Quelques mots sur la ville qui accueille la Croi cette année. Denver, située dans le Colorado, est surnommée la « Mile High City » en raison de son altitude de 1 609 mètres. La ville, capitale de l’État du Colorado, offre une scène culturelle dynamique avec des musées, des théâtres et une vie musicale animée. Entourée par les majestueuses montagnes Rocheuses, elle propose des activités de plein air telles que la randonnée et le ski. Les quartiers variés contribuent à une scène culinaire dynamique, et Denver est également connue pour ses brasseries artisanales. La ville est passionnée par le sport, avec des équipes comme les Broncos (NFL) et les Nuggets (NBA). Fun fact : en 2005, Denver devient la première grande ville américaine à autoriser la consommation privée individuelle de cannabis (plafonnée à environ 25 grammes) à condition d'être âgé-e de plus de 21 ans. C’est la deuxième fois de son histoire que la Croi se déroule à Denver, la première fois remontant à 2006.
Dimanche 3 mars 2024, il est 17h à Denver. Le ciel est bleu, le sac à dos offert aux participants-tes de la Croi est bleu et en arrivant devant le Colorado Convention Center, qui accueille la conférence, on est accueillis par un ours bleu ! Haut en couleur, haut également de 13 mètres, véritable symbole de Denver, est l’œuvre de l’artiste local Lawrence Argent intitulée « I see what you mean » (« Je vois ce que vous voulez dire »). Détail amusant : à l’origine, l’artiste avait prévu de réaliser un ours brun, une erreur d’impression pendant une phase de test a inspiré l’artiste qui a décidé de le garder bleu. L’Ours qui s’appuie sur le Colorado Convention Center, est devenu un incontournable à la fois pour les touristes, les habitants-es de Denver et les congressistes. Il a le visage collé à la façade vitrée en regardant ce qui se passe à l’intérieur : « Je vois ce que vous voulez dire ». Un ours curieux ou une soif d’apprendre ? « Le savoir, c’est le pouvoir » est un des mantras de la lutte contre le sida. Et nous sommes à la Croi pour en savoir plus sur les avancées thérapeutiques et transmettre ces informations précieuses à nos lecteurs-rices. Il y a un peu de nous dans cet ours bleu.
Cette Croi 2024 commence dans un contexte politique américain particulièrement tendu. Nous sommes à 48h du Super Tuesday. Apparu en 1988 aux États-Unis, le Super Tuesday (« Super mardi » en français) désigne un mardi du début du mois de mars de l'année de l’élection présidentielle américaine où un grand nombre d'États votent simultanément lors de primaires ou de caucus. Il s’agit de départager les candidats-es dans chacun des deux principaux partis politiques — le Parti démocrate et le Parti républicain — et désigner la personne qui sera le-la candidat-e officiel-le de chacun des deux partis à l'élection présidentielle qui se déroulera au début du mois de novembre 2024. Parce que c'est le jour où le plus grand nombre d'États votent, on estime que c'est le jour des primaires le plus déterminant. Donald Trump compte sur une démonstration de force mardi 5 mars pour écarter définitivement sa dernière rivale républicaine Nikki Haley, et se consacrer au « match retour » contre Joe Biden. Le retour potentiel de Trump serait un très mauvais signe pour la démocratie américaine et pour la lutte contre le VIH…
Vaccinologie moderne : un héritage de la recherche VIH
Mais revenons au Colorado Convention Center car la plénière d’ouverture de la conférence vient de commencer. Barney Graham ouvre le bal avec une présentation intéressante, mais très technique. Immunologiste et virologue américain, Barney Graham travaille au Centre de recherche sur les vaccins du NIAID à Bethesda (Maryland, États-Unis). Le Dr Graham est l'ancien directeur adjoint du Centre de recherche sur les vaccins (VRC). Ses recherches se sont concentrées sur la pathogenèse, l'immunité et le développement de vaccins contre les maladies virales. Avant la mort de Bernard Fields, un des précurseurs de la recherche sur le VIH/sida, celui-ci a écrit un article plaidant pour davantage de recherche fondamentale pour mieux comprendre l’immunité VIH, c’était en 1986. La vaccinologie moderne a vu d’énormes progrès technologiques comme les protéines recombinantes et l’ARNm utilisés comme immunogènes. Cette évolution s’est faite en parallèle des progrès de la recherche scientifique sur le VIH.
Le virus respiratoire syncytial human orthopneumovirus, est la cause la plus fréquente, dans le monde, d'infections respiratoires des jeunes enfants. Très contagieux, ce virus infecte principalement les nourrissons âgés de moins de deux ans. La recherche sur le virus respiratoire syncitial a eu du mal à trouver un vaccin. Cela a fini par arriver grâce à la découverte d’un site antigénique potentiel. Tous ces progrès ont permis rapidement d’obtenir les vaccins anti Covid. Pour le VIH, des progrès ont eu lieu notamment en développant des anticorps neutralisants pouvant être utiles en traitement préventif (Prep) ou en curatif. Dans toutes ces recherches, il faut pouvoir obtenir des protéines de haute qualité (intactes). L’équité de ces innovations selon les pays (autrement dit l’égalité d’accès quel que soit le territoire) demeure un problème. Nous l’avons vu pendant la crise de la Covid-19 où moins de 5 % d’Africains-es ont été vaccinés-es, alors que l’épidémie sévissait fortement sur le continent africain, occasionnant de nombreux décès. Un autre problème est l’hésitation vaccinale qui doit être combattue par l’éducation et ce tout le temps, pas seulement pendant une crise sanitaire.
La fin du sida pédiatrique à Nairobi
La seconde présentation de cette plénière d’ouverture est la fameuse « Lecture N’Galy-Mann » sur l’épidémiologie et la recherche clinique. Dorothy M'bori-Ngacha est une ancienne membre du Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) à Nairobi (Kenya). La médecin, spécialisée en pédiatrie, maladies infectieuses et santé publique, possède une vaste expérience en tant que professionnelle de la santé publique travaillant dans le milieu universitaire, le secteur public, la communauté des ONG et les organisations internationales.
Dans les années 80, le sida pédiatrique était très présent en Afrique. Il n’existait pas d’intervention efficace. Les premières recherches se sont centrées sur le rôle de l’allaitement dans la transmission. Depuis, la recherche clinique n’a cessé d’améliorer les protocoles d’ARV pour réduire la transmission verticale (de la mère à l’enfant). Il faut attendre 2016 pour que soit enfin recommandé de traiter toutes les mères avec le double effet bénéfique pour leur santé personnelle et pour diminuer le risque de transmission à l’enfant. Un des défis est le passage à l’échelle de ces recommandations qui sont déduites des bons résultats des essais cliniques.
En 2022 dans le monde, 82 % des femmes enceintes ou allaitantes vivant avec le VIH étaient sous ARV, mais il y a encore 130 000 nouvelles contaminations mères-enfants. Il semble qu’on arrive à un plateau. La situation est pire en Afrique de l’Ouest et du Centre avec de réelles difficultés pour accéder aux programmes de prévention de la transmission mère-enfant (PTME). On observe aussi une baisse de l’observance en période post-partum (qui suit l’accouchement). Le maintien dans les soins des femmes enceintes ou allaitantes est aussi un problème, avec 25 % de femmes « perdues de vue », un an après la naissance. C’est aussi en post-partum que, pour les femmes séronégatives au VIH, le risque de contracter le VIH est plus grand. La Prep, notamment injectable, pourrait réduire les infections de ces femmes et par conséquent aussi le VIH pédiatrique. Les programmes doivent être centrés sur les femmes et doivent tenir compte de tous les problèmes de santé. Ils doivent également comprendre des innovations préventives. La crainte actuelle est de pouvoir conserver les acquis, sans que survienne une perte d’intérêt et une baisse des financements pour ces programmes. Dorothy M’bori-Ngacha a conclu que chaque personne a certes ses préférences en matière de prévention, mais qu’elles doivent être réinterrogées, voire discutées pour augmenter l'adhésion à plusieurs outils agissant en complémentarité. « Le choix compte... nous avons besoin de tous les outils ! ».
« C'est l'homophobie et non l'homosexualité qui est étrangère à l'Afrique »
Last but not least et comme le veut la tradition, la plénière d’ouverture de la Croi 2024 s’est conclue par la « Lecture Martin Delaney », soit le discours d’un ou d’une activiste. Et quel activiste ! Frank Mugisha est un défenseur des droits des personnes LGBT+ en Ouganda et directeur exécutif de Sexual Minorities Uganda. Il a remporté le Robert F. Kennedy Human Rights Award et le Thorolf Rafto Memorial Prize 2011 pour son activisme. Dans un discours puissant, l'activiste ougandais a souligné le rôle du colonialisme et des organisations occidentales de droite dans l'émergence des lois anti-LGBT+ en Afrique. En Afrique, 33 pays sur 55 condamnent l’homosexualité. Il existe depuis longtemps des thèses révisionnistes historiques sur l’origine de l’homosexualité en Afrique, niant le rôle de la colonisation sur son interdiction. Des pays ont progressé, d’autres stagnent, d’autres régressent. En Ouganda, l’interdiction de l’homosexualité remonte à 1950 du fait des colons britanniques. L’Ouganda a depuis été un pays pionnier dans la lutte contre la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH.
Mais ce sont les leaders religieux qui ont influencé les gouvernements négativement avec des discours homophobes et transphobes très virulents. Le 21 mars 2023, le Parlement ougandais a voté une loi anti-homosexualité prévoyant de lourdes peines pour les personnes entretenant des relations homosexuelles ou se revendiquant comme LGBT+. Cette loi homophobe met en danger de mort les personnes LGBT vivant avec le VIH, en durcissant un texte qui prévoyait déjà des peines allant jusqu’à dix ans de prison. La première inculpation liée à la nouvelle loi, s’est produite le 18 août 2023 : un homme de 20 ans a été placé en détention provisoire pour « homosexualité aggravée ». De plus, la loi oblige les soignants-es à dénoncer les « actes homosexuels ». Cette loi a considérablement détérioré les conditions de vie des personnes LGBT+ en Ouganda avec une aggravation des violences policières et de la vindicte populaire, mais aussi la pratique d’examens anaux forcés et les agressions sexuelles. Une homophobie d’État qui éloigne les personnes LGBT+ du dépistage, de la prévention et du soin et qui aggrave leur santé mentale et physique. En août 2023, le ministère de la Santé a tenté, timidement, de calmer la situation en publiant une circulaire qui annonce que « les services de santé doivent être accessibles et fournis à toutes les personnes sans discrimination de genre, de religion, de statut économique ou social ou d’orientation sexuelle. Tous les prestataires de soins de santé sont vivement encouragés à NE PAS discriminer/refuser leurs services à aucun patient ». Mais en réalité, les personnes LGBT+ ont peur et les ONG ont observé une baisse massive de fréquentation des structures de santé de la part des personnes LGBT+ (à ce sujet, lire notre reportage en Ouganda). Et Frank Mugisha de conclure son plaidoyer en rappelant cette vérité qui déplait tant aux intégristes religieux : « C'est l'homophobie et non l'homosexualité qui est étrangère à l'Afrique ».